Le destin frappe à la porte - laissez-moi rire (Nikolaus Harnoncourt.)
Que faire découvrir à des mélomanes sur un sujet aussi rabâché que la Cinquième symphonie en ut mineur op.67 de Beethoven ?
Peu de symphonies ont aussi fréquemment été remises en question du point de vue de l'analyse et de l'interprétation que la Cinquième. Et il est d’autant plus difficile de travailler sur le sujet qu’on ne peut pas se séparer de l'histoire de la réception de l'œuvre : c’est un sujet sans fin.
Les visages de Beethoven
La première étape se passe lors de l’oraison funèbre de Franz Grillparzer[1], prononcée par l’acteur Heinrich Anschütz[2] à l’entrée du cimetière de Währing dans la banlieue de Vienne. Cette oraison de Grillparzer trace un portrait du compositeur qui va imposer pour longtemps l’image d’une figure romantique de l'artiste en héros. « Tout comme le géant se précipite dans la mer, [Beethoven] a balayé les limites de son art. Du gargouillis de la colombe au grondement du tonnerre, du tissage le plus ingénieux de matériaux artistiques idiosyncratiques à cet extrême effrayant, lorsque la culture subit le caprice incontrôlé des forces tumultueuses de la nature, il a pris la mesure de tout, il a tout compris [3]. »
Le centenaire de Beethoven a le bonheur de coïncider avec la victoire de l’Allemagne de Bismarck sur l’ennemi héréditaire, la France de Napoléon III. Richard Wagner en profite pour construire un musicien à la figure du Christ [4]. « Sous la même influence est née la poésie ‘ classique ‘ française ; dans ses lois mortelles à toute pensée, nous pouvons voir une analogie frappante avec les lois qui régissaient l’ariette et la sonate. On sait que ce fut cet ‘ esprit allemand ‘ tellement craint et détesté ‘ au-delà des monts ‘ qui, partout et par conséquent aussi sur le terrain des arts, marcha en libérateur contre cette artificieuse corruption de l’esprit des peuples européens. Sur d’autres domaines, nous avons célébré nos Lessing, nos Gœthe, nos Schiller, etc. pour nous avoir sauvés de cette corruption : il s’agit aujourd’hui de démontrer pour Beethoven, que, par lui, comme il parlait une langue commune à tous les peuples et la plus pure des langues, l’esprit allemand tira l’esprit humain d’un abaissement profond. [5]» Richard Wagner joue un rôle décisif dans l’effacement de l’influence de la culture française dans le récit historique sur le compositeur. En établissant Beethoven comme premier artiste allemand représentant une haute culture c’est-à-dire quelqu’un de profond, expérimenté dans l'art, réfléchi, il n’accepte pas l’idée d’une influence française, une civilisation jugée sans spiritualité et en déclin [6].
Renversement complet de perspective pour le centenaire de la mort en 1927. Cette fois, c’est le musicologue allemand Arnold Schmitz[7] qui sonne la charge. « Il [Beethoven] n'a pas révolutionné l'art [musical] ; il n'a pas inventé de nouveaux moyens, lois ou formes artistiques ; il n'a libéré ni lui-même ni les autres des règles traditionnelles de son art ... Et tout comme il respectait les lois de l'art, il respectait celles de la réalité. Il n'a jamais séparé l'art et la réalité, n'a jamais compris la musique comme inconditionnellement absolue, ni utilisé la musique comme substitut de la religion. Ses plus grandes œuvres servent en fait l'expression de concepts moraux : l'idée du christianisme et de l'éducation morale de l'homme [8]. » Exit le Beethoven, enfant génial, révolutionnaire, grand prêtre de l’art, « il s’agit maintenant de retrouver le ‘véritable Beethoven‘ et sa grandeur historique - une grandeur qui se trouve désormais dans un Beethoven au service des idéaux du classicisme. L'hypothèse de Schmitz selon laquelle il existe un Beethoven authentiquement authentique, qui n'a plus besoin des ombres déformantes des goûts d’E.T.A. Hoffmann[9], a fondé un programme entrepris par de nombreuses voix éminentes de l'érudition musicale allemande de remise générale dans une vision plus sobre. »[10] C’est aussi à cette période que l’analyse des œuvres sur base de courts motifs musicaux prend son essor. Plusieurs théoriciens du XIXe siècle comme A. B. Marx[11] et Hugo Riemann[12] avaient suggéré l’existence d’une sorte de semence, d’un énoncé germinal élémentaire. Maintenant les analystes transforment cette métaphore en loi d’airain à l’image de Walter Engelsmann[13] dans un article paru en 1925 : « Celui qui est capable de comprendre que toutes les œuvres restantes de [Beethoven] ont grandi dans le même sens, pourra - avec moi - former cette loi : CHAQUE SONATE DE BEETHOVEN EST DÉVELOPPÉE, DANS TOUTES SES PHRASES, SECTIONS ET THÈMES, À PARTIR D’UN THÈME PRINCIPAL UNIQUE OU D’UN MOTIF PRINCIPAL [14]. »
La dernière étape de notre périple temporel sur l’image de Beethoven commence par la tragique constatation d’une disparition : il n'y a désormais plus d'accès direct et sans intermédiaire à Beethoven. Car, comme le remarque Hans Heinrich Eggebrecht [15], « Entre Beethoven d'alors et Beethoven se trouve maintenant l'histoire de la réception de Beethoven [16]. ». Arnold Schmitz avait la volonté de retrouver un vrai Beethoven sous les couches de la littérature romantiques. Eggebrecht affirme qu’aucun "vrai Beethoven" ne nous attend sous les sédiments de l’histoire ; Beethoven est entièrement et irrévocablement une construction de cette histoire. Et c’est nous qui, à notre tour, le construisons. Nous ne pouvons plus retrouver le Beethoven historique, nous pouvons uniquement admirer son mythe. Et dans les différentes manières de recevoir l’œuvre, Eggebrecht mentionne la "facilité d’utilisation » (Benutzbarkeit) des mythes de Beethoven dans les contextes idéologiques, politiques, économiques, apologétiques, révolutionnaires, nationalistes, internationalistes, socialistes, militaristes, guerriers, défaitistes, et plus encore.
Faut-il pour autant renoncer ? La recherche actuelle est stimulée « par l'envie d'aller derrière et au-delà du mythe, de comprendre le phénomène Beethoven non pas comme quelque chose de messianique et par définition plus grand que nature, mais comme l'objet humain de diverses forces - qu'elles soient culturelles, idéologiques, économiques, politiques ou psychologiques [17]. »
Une autre caractéristique des recherches actuelles est la manière dont les musicologues contemporains reconstruisent une image de Beethoven à la manière d'une mosaïque, en remplissant collectivement les différentes facettes du personnage : le contenu de ses poches, les types de papier utilisés, le mécénat à Vienne au tournant de 1800, les détails de ses concerts, les annonces et les comptes-rendus dans la presse ou les journaux intimes, les données fiables sur sa popularité, etc. Mais dans cette prolifération fractale où chaque carré de la mosaïque nécessite sa propre équipe de spécialistes, plus personne ne peut plus contrôler une vision de l’ensemble [18].
Au début de ce long chemin
Après ce long préambule, venons-en au cœur de notre sujet. Il sera divisé en six chapitres. Nous allons d’abord visiter la Vienne du début du XIXe siècle (chapitre 1), puis nous allons découvrir Beethoven dans sa vie quotidienne (chapitre 2) et nous allons sonder ses sympathies pour la Révolution française (chapitre 3). Puis nous allons observer les aléas de la fascinante académie du 22 décembre 1808 durant laquelle fut créée la Cinquième symphonie (chapitre 4). Ensuite, nous étudierons cette dernière sous l’angle des apports du monde musical de la révolution (chapitre 5). Enfin, nous terminerons en soulevant les tapis pour découvrir ce qui se cache dans la poussière de la contre-révolution (chapitre 6).
Benoit van LANGEHOVE de BOUVEKERCKE.
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[1] Franz Grillparzer (1791-1872), écrivain et dramaturge autrichien. Il est considéré aujourd'hui comme le plus grand dramaturge de son pays, pour une œuvre où s'opposent des « drames à l'antique » (problèmes du bonheur personnel) et des « drames historiques » (problèmes du règne et de l'action). Proche de Beethoven, il était un choix logique pour écrire l’oraison funèbre.
[2] Johann Heinrich Immanuel Anschütz (1785-1865), acteur prusso-autrichien. Il arrive à Vienne au Burgtheater en 1821 où il excelle comme comédien avant d’en prendre la direction.
[3] Grillparzer, Franz. Sämtliche Werke, Dritter Band : Ausgewählte Briefe, Gespräche, Berichte. Munich, Hanser Verlag, 1964. Cité par Burnham, Ibidem, p. 272. Il est amusant de constater que Grillparzer est revenu, quelques années plus tard, sur son appréciation de Beethoven : il parle dans son journal, cité par Burnham, de Tongeheuel und Gebrüll, Durch seine überlyrischen Sprünge, das Interessante, Starke, Erschütternde, Trunkenmachende.
[4] Notre Revue du Cercle belge Francophone Richard Wagner a consacré son numéro 50 à un long dossier d’Eric Chaillier sur Beethoven et Wagner.
[5] Wagner, Richard. « Beethoven. Traduction d’Henri Lasvignes. » IN La Revue blanche, Tome XXV, 1901, p. 561-578.
[6] Voir Giesbrecht, Sabine. « Beethoven 1870. Grundlinien einer nationalistischen Klassik-Rezeption » IN Grotjahn, Rebecca et Heitmann, Christin (Ed.). Louise Farrenc und die Klassik-Rezeption in Frankreich. BIS-Verlag der Carl von Ossietzky Universität Oldenburg, 2006, p. 85-104.
[7] Arnold Schmitz (1893-1980), musicologue et pianiste allemand. Il est l’auteur de nombreux travaux sur l'histoire de la musique et plus particulièrement sur Bach et Beethoven. Il a enseigné à la Rheinische Friedrich-Wilhelm-Universität Bonn (1928-1929), à l’Universität Breslau (Leopoldina) (1929-1945), à la Johannes Gutenberg-Universität Mainz (1946-1961) et à Bâle.
[8] Schmitz, Arnold, Das romantische Beethovenbild. F. Dümmlers Verlag, 1927, réimpression : Bonn, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1978 - Cité par Burnham, ibidem, p. 282
[9] Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), musicien, écrivain et poète allemand. Il fut le premier grand auteur à signaler la nouveauté de la Cinquième symphonie en disant que « la musique est le plus romantique de tous les arts car elle ouvre le royaume de l’infini ».
[10] Burnham,. « The four ages of Beethoven : Critical reception and the canonic composer. » IN G. Stanley (Ed.), The Cambridge Companion to Beethoven. Cambridge University Press (Cambridge Companions to Music), 2000, p. 283.
[11] Adoph Bernhard Marx (1795-1866), Musicien, critique et théoricien. En 1824 il fonde le Berliner Allgemeine Musikalische Zeitung, dont il fut rédacteur jusqu'en 1830. Les musicologues retiennent son rôle dans l’analyse musicale.
[12] Hugo Riemann (1849-1919), musicologue allemand. Parmi ses écrits signalons son Musiklexikon, un dictionnaire universel de la musique et ses Grundriß der Musikwissenschaft [Fondements de la musicologie]
[13] Walter Engelsmann (1881-1952), auteur de livres sur Beethoven Goethe und Beethoven (1931) et Beethovens Kompositionspläne dargestellt in den Sonaten für Klavier und Violine (1929), ainsi que sur Wagner : Das Kulturgut Richard Wagners (1940) et Erlösung dem erlöser; Richard Wagners religiöse weltgestalt (1936).
[14] Engelsmann, Walter. « Die Sonatenform Beethovens: Das Gesetz. » IN Die Musik, 17/6, mars 1925.
[15] Hans Heinrich Eggebrecht (1919-1999), musicologue allemand. Ses recherches étaient larges depuis la musique de Heinrich Schütz, Johann Sebastian Bach et la musique religieuse protestante en général à la musique de la première école viennoise, de Gustav Mahler et de la musique du XXe siècle. Il a enseigné la musicologie à l'Université de Fribourg-en-Brisgau (1961-1988). Il est aussi l’objet d’une polémique concernant son attitude durant la Seconde Guerre mondiale.
[16] Eggebrecht, Hans Heinrich. Zur Geschichte der Beethoven-Rezeption: Beethoven 1970. Mainz, Verlag der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1972.
[17] Burnham, Op. cit, p. 288.
[18] Burnham, Op. cit, p. 289