Le musicien philosophe

« Le musicien nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, tout en parlant une langue que la raison ne comprend pas. » Arthur Schopenhauer

 

Le monde de l’opéra est inépuisable et réserve à l’amateur comme au spécialiste une réserve extraordinaire d’émotions et de réflexions où les valeurs humaines sont mille fois remises en jeu et où l’esprit du monde souffle avec une intensité incomparable. Est-ce le résultat d’un art protéiforme qui, en alliant la poésie au théâtre, les décors à la danse et les costumes à la musique, parvient à englober la plus grande partie de l’esprit humain ? L’opéra, convenons-en, représente à coup sûr cet art total qu’avec des moyens très différents, Grétry, Verdi et Wagner, liés par le même art et par l’année 1813, illustreront avec génie. Si Grétry, disparu il y a deux siècles, a largement contribué à conduire l’opéra vers le romantisme, Verdi et Wagner, nés cette année-là, sont les artisans d’un renouveau aussi spectaculaire qu’inattendu.

 

Reprenant le belcanto là où l’avaient laissé Rossini, Bellini et Donizetti, Verdi fait du chant italien un théâtre des passions humaines où la vérité de l’expression crée de nouveaux moyens musicaux, où la véracité du livret, exigée par le compositeur, garantit l’efficacité de la musique. Chant épuré de ses excès et tendant à un réalisme plus affirmé, orchestre revisité, diversité exceptionnelle des thèmes et des sujets, longévité formidable, toute l’œuvre du Maestro Verdi respire la passion et le tourment.

 

Quant à Wagner, tout en revendiquant l’ascendance de Mozart, de Beethoven et de Weber, il offre à l’Allemagne cet extraordinaire « Gesamtkunstwerk » (œuvre d’art total), sorte de sublime synthèse de l’antique tragédie grecque, du romantisme germanique et de la philosophie transcendantale. Il y développe alors la notion de drame musical où le chant continu, renonçant aux habituelles divisions en numéros, est porté en un sublime et infini arioso par un orchestre qui n’a plus rien à envier à celui de la symphonie. Ses réseaux de motifs conducteurs, les fameux leitmotive, achèveront de donner à l’œuvre son extraordinaire unité en déployant pour chaque caractère ou chaque émotion un embryon thématique parfaitement identifiable.

 

Richard Wagner était né à Leipzig le 22 mai 1813. Neuvième enfant d’une modeste famille dont le père, Carl Friedrich, était un homme cultivé, greffier de la police de sa ville et acteur de théâtre amateur, il fut baptisé dans l’église Saint-Thomas, celle qui avait jadis été le lieu d’activité de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Il devint orphelin de père à six mois. Carl Friedrich avait en effet contracté le typhus suite au manque d’hygiène de la ville après la terrible bataille de Leipzig (1813). Restée célèbre pour l’affreux carnage qu’elle provoqua, elle avait vu la défaite de Napoléon face aux forces de la Sixième coalition. Le jeune Richard est donc élevé par sa mère, Johanna, et son second mari, encore un artiste, le peintre et acteur Ludwig Geyer. Ce dernier prend en charge l’éducation des enfants avec sérieux et les entoure de bienveillance sinon d’affection. La famille quitte Leipzig pour s’installer à Dresde, la ville de Geyer.

 

Portrait de Ludwig Geyer

 

A l’inverse des grands musiciens de l’histoire, Richard Wagner n’apprend pas la musique et ne devient pas virtuose d’un instrument dès sa plus tendre enfance. C’est vers la littérature qu’il semble irrésistiblement attiré. Assimilant avec une extraordinaire rapidité les disciplines historiques, philosophiques et littéraires, il reçoit de son beau-père la passion du théâtre. À la mort de ce dernier en 1821, la famille revient à Leipzig. Wagner y étudie la tragédie grecque et se passionne pour Shakespeare, Dante et Goethe. Il tente quelques premiers poèmes. Vers douze ans, il prend des leçons de piano, de violon, d’harmonie et surtout assiste à de nombreux concerts. Il rédige une tragédie sans musique Leubald und Adelaide et découvre avec stupéfaction la musique de Beethoven. C’est un choc qui déterminera définitivement son orientation. Il sera compositeur ! Au piano, il joue des extraits du Freischütz de Weber et se passionne pour l’opéra romantique allemand. Cet engouement le stimule à approfondir sa science musicale et il est rapidement capable de fournir ses premières créations, des ouvertures symphoniques, deux sonates pour piano et quelques autres pièces basées sur le Faust de Goethe. Il a dix-sept ans ! Ses premiers auditeurs sont loin de soupçonner que le jeune homme, encore maladroit dans son art, deviendra l’un des plus grands génies de l’art lyrique en proposant un langage musical nouveau aussi éloigné de l’opéra français que de l’italien.

 

Richard Wagner jeune

 

La grande culture et l’érudition que Wagner a pu acquérir rapidement lui ouvrent les portes d’une réflexion portant à la fois sur les formes du fantastique, la magie et le merveilleux à la manière de E.T.A. Hoffmann et de Jean-Paul Richter, sur ce sentiment profondément romantique de besoin de fusion avec la nature et d’attrait pour un passé, médiéval surtout, où les racines identitaires allemandes semblent proposer un modèle politique et social dans lequel l’unité du pays est érigée en idéal. Tous ces ferments, ajoutés d’une forte connotation spirituelle et philosophique, seront les ingrédients que le compositeur développera tout au long de sa vie.

 

 

 


Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.

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La passion de l’opéra

Son premier opéra, ébauché à l’âge de dix-huit ans, Les Noces, une sombre et diabolique histoire d’amour, de rivalité et de mort dans un moyen-âge lugubre, ne sera jamais représenté. Le compositeur le détruira à la demande de sa propre sœur Rosalie. Qu’à cela ne tienne ! La passion de l’opéra le dévore et le voilà parti pour Wurtzbourg en 1833 où il est parvenu à décrocher un premier poste de remplaçant de chef d’orchestre et de chœur. Il compose alors Les Fées (Die Feen, 1833), un opéra fantastique à la manière de Weber, qui ne sera créé qu’en 1888 soit cinq ans après sa mort. Il occupe ensuite quelques fonctions à l’opéra de Magdebourg qui lui permettent de résoudre ses premières difficultés financières. Sur sa lancée, il écrit La Défense d’aimer (Das Lieberverbot, 1835), opéra d’après Shakespeare, première œuvre à être présentée sur la scène. Profonde déception ! Les musiciens se montrent incapables de jouer en mesure et les chanteurs ne maîtrisent pas leur rôle. Pour couronner la désastreuse soirée, une scène de jalousie entre la prima donna et son amant dégénère en pugilat et il faut interrompre la représentation… !

 

Richard Wagner épouse Minna Planer, une actrice allemande, qui l’accompagnera à travers les périples de la vie pendant une trentaine d’années. Leur relation, particulièrement orageuse suite aux infidélités répétées de l’un et de l’autre, ne prendra vraiment fin qu’en 1866 à la mort de Minna. Grâce à une carrière que sa beauté et ses admirateurs contribuent à entretenir, elle sera souvent le secours financier du couple dans les moments difficiles. Ils s’installent à Königsberg puis à Riga, en Lettonie. Alors qu’il compose Rienzi (1837-40), les déboires financiers s’accumulent et deviennent insurmontables. Il faut fuir Riga pour échapper aux créanciers. Le couple embarque sur un bateau en direction de Londres. Au large de la Norvège, une terrible tempête fait rage, l’esquif manque de chavirer. Richard et Minna voient la mort de tout près. Les marins chevronnés racontent alors au couple en détresse l’histoire fameuse du Hollandais volant, ce marin blasphémateur, maudit et condamné à errer éternellement sur une mer déchaînée. En voilà un superbe point de départ pour un livret d’opéra !

 

Minna Planer (1835), par Alexander von Otterstedt.

 

Londres, puis Paris ! L’espoir est énorme de pouvoir percer. Il achève Rienzi afin de le présenter aux autorités parisiennes. L’œuvre comporte les dimensions du grand opéra tel qu’on le pratiquait en France. Spectacle grandiose qui s’achève sur l’incendie du Capitole de Rome, on y retrouve des scènes de foule qui n’ont rien à envier au Guillaume Tell de Rossini ou aux Huguenots de Meyerbeer. Wagner compte d’ailleurs sur ce dernier, rencontré à Boulogne-sur-Mer, pour l’introduire dans le monde fermé de l’opéra parisien. Malgré une précieuse lettre de recommandation du célèbre compositeur, Paris refuse son œuvre et la pauvreté guette à nouveau le couple. Alors il s’adonne à de petits travaux musicaux. Il transcrit, arrange, orchestre les œuvres des autres. Cela lui permet de subsister. Pendant ses temps libres, il étudie la poésie médiévale germanique qui sera la base de bon nombre de ses opéras. Le salut vient du théâtre de Dresde qui accepte son opéra.

 

Le retour en Allemagne est enfin source de réussite. Rienzi est créé avec succès en 1842. La riche distribution lui permet de rencontrer des chanteurs qui conditionneront sa typologie vocale à venir. La soprano dramatique Wilhelmine Schröder-Devriendt, spécialiste de Gluck, de Mozart, de Weber et de Beethoven ainsi que Joseph Tichatschek, le prototype du Heldentenor (ténor héroïque) contribueront grandement à la réussite dresdoise. Pendant six ans, Wagner va assurer avec bonheur la direction de l’orchestre du grand théâtre de la ville. Il peut alors laisser libre cours à son talent de compositeur et se détourne du naturalisme de Rienzi pour réintégrer la légende et le mythe au sein de ses œuvres. Deux grands chefs-d’œuvre  voient le jour à Dresde : Le Vaisseau fantôme (1843) et Tannhäuser (1845). Le premier reprend le récit du marin maudit en l’assortissant d’une rédemption par l’amour dans la mort. Le second oppose le monde de la volupté charnelle et celui de l’amour sublime dans le cadre d’un tournoi de chant au château de la Wartburg, lieu essentiel de la culture du chant courtois des minnesänger (les troubadours germaniques). S’y opposent en de musicales et poétiques joutes trois réels hérauts du genre, Wolfram von Eschenbach, Walther von der Vogelweide et Tannhäuser.

 

Vue de Dresde au clair de lune par Johan Christian Clausen Dahl (1788-1857)

 

Mais l’année 1849 voit Dresde, à l’instar d’autres villes allemandes, en proie à une révolution destinée à revendiquer l’unité de l’Allemagne. Wagner y adhère et participe aux émeutes. Il se dresse sur les barricades et, influencé par le révolutionnaire Mikhaïl Bakounine, il fréquente les milieux anarchistes. Quand la révolte est matée par les autorités, Richard et Minna ne peuvent que fuir à nouveau.

 

Mikhaïl Bakounine

 

C’est en Suisse qu’ils trouvent refuge. Son exil est adouci par l’hospitalité du riche négociant d’art Otto Wesendonck et sa jeune et belle épouse Mathilde qui mettent à sa disposition une petite maison dans leur propriété zurichoise, l’  « Asile ». Là Wagner se remet au travail et achève son nouvel opéra, Lohengrin, dont le livret avait été composé à Dresde. L’œuvre sera créée en son absence grâce à l’amitié de Franz Liszt qui, en poste à Weimar, reconnaît chez Wagner, le génie qu’il faut absolument soutenir. Le grand pianiste et chef d’orchestre profite des fêtes consacrées à Goethe pour donner la première de Lohengrin en 1850. Le succès est fort mitigé.

 

Mathilde Wesendonck

 

Wagner suit fébrilement tous les événements de la création depuis la Suisse. Il faut dire que l’œuvre est novatrice et représente une véritable charnière dans sa vision du drame musical. Lohengrin, au-delà d’une critique politique du temps, se présente comme une histoire d’amour où le merveilleux joue le rôle essentiel. Le chevalier au cygne, envoyé par le graal pour sauver Elsa de Brabant d’une injuste accusation, déploie un chant nouveau, intemporel. Les lignes vocales tendent à la continuité et l’orchestre prend une dimension inouïe dans la fosse d’opéra. Il ne s’agit plus, désormais, de ponctuer les lignes vocales, mais de les commenter, de les paraphraser. Si on y distingue encore une bonne part des anciennes subdivisions du théâtre musical, on devine le besoin de fondre toute l’action dans un continuum sonore de plus en plus efficace. La réflexion sur l’écriture de Lohengrin amène le compositeur à rédiger de nombreux textes théoriques qui veulent exprimer l’œuvre d’art de l’avenir et les nouveaux contours du drame musical.

 


Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.

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Le chantier des grandes œuvres

L’exil de Wagner lui offre une certaine célébrité en Europe. Franz Liszt contribue grandement à la réputation de son ami. Il voyage à Londres et y rencontre Berlioz. En Italie, il écoute Il Barbiere di Siviglia de Rossini à Turin et découvre la Mer Méditerranée à Gênes. À La Spezia en Ligurie, étendu sur le divan de sa chambre d’hôtel, il a la vision du Prélude de l’Or du Rhin, ces formidables arpèges générés par la note unique et primordiale : « Dans le bruissement de l’eau, je reconnus bientôt les sonorités musicales de l’accord de mi bémol majeur qui se développait irrésistiblement par une série de transformations en vagues successives ; comme des figures mélodiques dont le mouvement allait s’amplifiant ; mais l’accord parfait de mi bémol majeur dans toute sa pureté demeurait immuable et semblait vouloir donner par sa permanence à l’élément dans lequel je sombrais une signification infinie »[1].

 

Très impressionné par la lecture de l’Introduction à l’Histoire du bouddhisme indien (1844) d’Eugène Burnouf, Wagner découvre en 1856 les sources d’une pensée et d’un monde qui va l’influencer fortement jusqu’à la fin de sa vie même si son projet de réaliser un drame bouddhique n’aboutira pas. En effet, l’opéra Les Vainqueurs (Die Sieger) ne cessera de tourmenter Wagner mais ne verra jamais le jour.

 

Mais il met aussi son temps à profit pour ouvrir le chantier des grandes œuvres à venir. Il méditait depuis longtemps déjà sur la possibilité de mettre en musique la Mort de Siegfried et le récit du Nibelung basé sur une ancienne légende germanique. En travaillant à reculons, il assemble tout le préalable à cette mort en s’aidant de thèmes présents dans les sagas nordiques et en faisant débuter la tragédie par le déséquilibre de la Nature que représente le vol de l’Or du Rhin par le funeste nain Alberich. La Tétralogie, dont la gestation durera quarante ans, sera une extraordinaire aventure vocale et orchestrale en trois journées précédées d’un prologue reprenant sur fond de magie, d’héroïsmes les plus divers, de trahisons et d’amours contrariées, les grandes idées philosophiques d’Arthur Schopenhauer assimilées avec passion dans son exil.

 

Richard Wagner en 1853

 

Pour le philosophe, l’art est le seul moyen dont dispose l’homme pour percevoir l’essence du monde. La musique, par son côté insaisissable en exprime parfaitement la profondeur. Naissent alors les idées de construire le drame musical qui, non content d’être une œuvre vocale et orchestrale, ferait la synthèse de tous les arts, sublime illustration de la pensée du philosophe. La notion d’art total (Gesamtkunstwerk) en est le résultat. Mais ces idées, propres aux romantiques allemands, sont largement partagées par la très cultivée Mathilde Wesendonck.  La pensée du compositeur est en parfaite symbiose avec ses propres idées et celles du philosophe. Lors du séjour suisse, le compositeur écrira d’ailleurs la musique de cinq poèmes écrits par Mathilde. Certains d’entre eux seront des esquisses préalables à l’une de ses œuvres les plus sublimes, Tristan et Isolde.

 

Toutes ces idées sont encore renforcées par sa compréhension du monde de l’Antiquité classique. Wagner la considère comme un modèle d’humanisme intégral, fusion entre l’individu et la société, entre l’art et la vie. Il retient surtout la tragédie, exemple d’art-religion dont le mélange entre poésie, danse et musique lui donne sa force expressive exceptionnelle. Afin de réaliser une telle fusion, le chant continu, sorte d’arioso perpétuel est enrichi expressivement par la complicité de l’orchestre symphonique. Toutes les émotions qui en résultent sont donc désormais le fruit de la conjonction non seulement des couleurs orchestrales et de la ligne de chant, mais aussi des décors, des costumes et de l’architecture de la salle elle-même. L’idée d’un « temple » réservé à ces créations d’art total germe dans son esprit et finit par s’imposer.

 

C’est dans ce tel bouillonnement intellectuel que le compositeur travaille à Tristan et Isolde. Mathilde n’est jamais loin des réflexions sur ce sujet, médiéval certes, mais surtout animé de l’esprit tragique des amours impossibles trouvant seulement leur résolution sublime dans la mort. Une « rédemption » certes douloureuses, mais une véritable bascule vers cet « Amour » supérieur seul accessible dans l’ailleurs schopenhauerien. Composé à partir de 1857 et achevé à Lucerne en 1859, Tristan und Isolde est l’un des opéras majeurs de toute l’histoire.  Nietzsche  a bien compris les enjeux du drame musical : «Mais aujourd’hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan et Isolde» [2]

 

Fac-simile du manuscrit de la fin de Tristan und Isolde

 

Mais au printemps 1858, Minna intercepte une lettre enflammée de Richard à Mathilde. Le couple décide de se séparer Minna retourne à Dresde. Le couple Wesendonck quitte Zurich pour Venise. À leur retour, c’est Wagner qui quitte l’ « Asile » pour la Sérénissime. Puis, il se rend à Paris pour la représentation française de Tannhäuser en 1861 qui crée le scandale et devient le lieu de tous les débats. Partisans et détracteurs se déchirent dans des polémiques sans fin où la raison et la mesure sont annihilées par la passion. On annule les représentations suivantes et Wagner quitte précipitamment la ville.

 


Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.

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[1] Richard Wagner, cité par D. Buschinger in Dictionnaire encyclopédique Wagner, Paris, Actes Sud/ Cité de la Musique, 210, p. 980.

[2] Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, 1888.

Louis II et Bayreuth

En 1864, Louis II monte sur le trône de Bavière à l’âge de 18 ans. Passionné par la musique de Wagner depuis son enfance, il fait venir le compositeur à Munich. Il en est probablement amoureux. Il n’hésite pas à régler les nombreuses dettes du musicien et finance outrancièrement les nouvelles productions. Tristan et Isolde est créé dès 1865. Wagner espère ainsi s’ouvrir les portes des théâtres d’Europe. Si le succès est retentissant à Munich, l’œuvre est complexe, tant musicalement que philosophiquement. De nombreuses plages musicales sont trop contemplatives pour le public habituel des théâtres et le chromatisme de son langage musical déroute. Il s’agit pourtant là d’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’opéra. Ce n’est que plus tard qu’on le comprendra.

 

Louis II de Bavière par Ferdinand von Piloty (1865)

 

Entre-temps, Wagner avait débuté une liaison avec Cosima von Bülow, l’épouse du chef d’orchestre. Fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult, Cosima, beaucoup plus jeune que lui, avait accouché d’une fille naturelle prénommée Isolde. La rumeur gronde, Liszt est très fâché, bien plus, semble-t-il, que Hans von Bülow lui-même. Le compositeur est également accusé de trop profiter des largesses du roi qui opère de folles dépenses pour subvenir aux besoins de luxe de son favori. Louis II est obligé de demander à Wagner de quitter la ville. Il s’installe à Tribschen, non loin de Lucerne.

 

Il termine alors son nouvel opéra, les  Maîtres chanteurs de Nuremberg (1867), le moins tragique de sa production. Comme dans Tannhäuser, il s’agit d’un concours de chant. Il y met en scène un personnage réel du XVIème siècle, le poète-cordonnier Hans Sachs dans un tableau de la vie citadine rempli d’ironie et d’humour. Celui-ci tend à fusionner les besoins matériels et spirituels de l’homme, seuls garants de l’équilibre humain et de la société. Pourtant, tous les thèmes wagnériens s’y retrouvent avec une force incroyable : rôle de l’art dans la société, grotesque de la critique attachée à la tradition (le personnage d’Édouard Hanslick, irréductible ennemi de Wagner n’est pas loin), régénérescence de l’homme par l’art, modestie de l’artiste face à son œuvre, renoncement à l’amour, conflits sociaux et glorification de l’art allemand, … L’œuvre est dédiée à Louis II et est créée à Munich en 1868 sous la direction de Hans von Bülow.

 

Richard et Cosima se marient en 1870. Il s’agit désormais de terminer la Tétralogie, laissée de côté quelques temps. Il faut également financer le théâtre qui accueillera les représentations. Il jette son dévolu sur la petite ville de Bayreuth. Louis II, quelques mécènes amis du musicien et ses nombreux concerts en Allemagne permettent le début de la collecte des fonds nécessaires. La somme finale est récoltée en 1874 et Wagner emménage dans sa villa qu’il surnomme « Wahnfried » (« la paix des illusions »). Le théâtre (Festspielhaus) est inauguré pour le premier Festival en été 1876. La Tétralogie y est représentée devant un parterre de grands de ce monde et des personnages les plus influents de l’art : l’empereur Guillaume 1er, Pierre II du Brésil, Louis II (présent à la répétition générale et au troisième cycle), Liszt, Saint-Saëns, Tchaïkovski, Bruckner, Grieg, … sont de la fête. Tous témoignent du caractère exceptionnel de la manifestation. C’est un immense succès. Hélas, une fois de plus les caisses sont vides. Wagner doit renoncer à organiser un festival l’année suivante. Il cherche à éponger les dettes par une série de concerts à Londres.

 

Cosima Wagner in 1879, par Franz von Lenbach

 

À partir de 1877, il travaille au couronnement de son œuvre. Son dernier opus, Parsifal, imaginé depuis le temps où, en 1857, en exil à Zurich, il avait été émerveillé par la nature du printemps, un jour de Vendredi saint. Ce réveil de la vie, et sans doute la proximité de la création de Lohengrin, le fils de Parsifal, avait vu germer ce drame sublime et contemplatif. Mettant en scène une grande pensée spirituelle associée au concept du graal issue des réflexions sur la vertu et le temps, l’œuvre est remplie de symboles sacrés, d’épreuves initiatiques, de rédemption par l’Amour sublime.

 

Richard Wagner en 1882

 

Le fou-pur, Parsifal, est seul capable de relever le défi de l’Amour ultime, celui qui, au-dessus de tous les sentiments humains, pourra sauver le roi-pêcheur, Amfortas qui, malgré la supériorité de sa mission, a succombé aux plaisirs de la chair. On le voit, l’œuvre s’éloigne des formules de l’opéra traditionnel pour devenir un intermédiaire entre un oratorio, certes profane, et une cérémonie cultuelle. Bayreuth, qui peine à organiser de nouvelles représentations de la Tétralogie, va s’apparenter dans l’esprit du monde, à Parsifal. Wagner, en effet, offre à Bayreuth l’exclusivité des représentations de l’œuvre pour les trente ans à venir. Sa création en 1882 au Festspielhaus est le point de départ du « pèlerinage à Bayreuth ». L’œuvre, musicalement sublime, transporte les auditeurs vers des paysages inimaginables où, comme le dit Gürnemanz au premier acte, « le temps devient espace ». Pendant le troisième acte de la seizième représentation, le chef d’orchestre, Herman Levi est victime d’un malaise. Sans avertir le public, Wagner lui-même descend dans la fosse et dirige l’œuvre jusqu’à la fin.

 

Le Palais Vendramin Calergi à Venise

 

Gravement malade, le compositeur quitte Bayreuth pour l’hiver. Il s’installe au Palais Vendramin Calergi de Venise où il décède d’une crise cardiaque le 13 février 1883. Parmi les réactions universellement émues, épinglons celle de Louis II qui s’écria : « C’est épouvantable, effroyable ! » Selon ses dires, il aurait souhaité périr lui aussi. Et puis, au moment où Bruckner allait dédier l’Adagio de sa Septième symphonie au maître de Bayreuth, comment ne pas revenir à celui que nous évoquions au début de ce texte et qui, visiblement affecté par la nouvelle prononça ces mots : « Triste, triste, triste ! Vagner è morto ! » (sic). Ces paroles de Giuseppe Verdi se teintaient d’une profonde émotion dans une lettre à son éditeur Ricordi : « En lisant cette nouvelle, hier, j’ai été bouleversé. Plus un mot ! Une grande personnalité nous a quittés ! Un nom qui laisse dans l’histoire une profonde trace »[1].

 

Les lumières de la scène s’éteignent. Quand la musique se tait… le spectacle est fini !

 


Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.

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[1] Martin GREGOR-DELLIN, Richard Wagner, Paris, Fayard, Les Indispensables de la musique, 1981, p.824.

Bibliographie

Ouvrages de référence : articles dans dictionnaires, encyclopédies générales

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Ouvrages de référence : articles dans dictionnaires, encyclopédies musicales

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  • Vuillermoz, Émile ; Lonchampt, Jacques. Histoire de la musique. Fayard, DL 1973. Richard Wagner 1813-1883, p. 227-240.

 

Ouvrages de référence : histoire spécifique de la musique

  • François-Sappey, Brigitte. La musique dans l’Allemagne romantique. Fayard, 2009. Chapitre XIV Wagner, de l’opéra romantique au drame musical, p. 827-898.

 

Ouvrages biographiques  & essais

  • Adler, Guido. Richard Wagner : sa vie, ses idées, son oeuvre. Editions du Trident, 2010.
  • Adorno, Théodor. Essai sur Wagner. Gallimard, 1993.
  • Bauer, Oswald Georg. Richard Wagner : opéras, de la création à nos jours / traduit par Odile Demange. Fribourg : Office du livre ; Paris : Vilo, cop. 1983
  • Bourgeois, Jacques. Richard Wagner. Editions d’Aujourd’hui, 1976.
  • Buschinger, Danielle. Richard Wagner : l’opéra d’une vie. Slatkine, 2012.
  • Candoni, Jean-François ; Lacombe, Hervé ; Picard, Timothée ; Sparacello Giovanna (dir.). Verdi/Wagner : images croisées. 1813-2013 Musique, histoire des idées, littérature et arts. Presses Universitaires de Rennes, 2018.
  • Caroutch, Yvonne. Wagner. Obliques, 1979.
  • De Decker, Jacques. Wagner. Gallimard, 2010.
  • Godefroid, Philippe. Richard Wagner, l’opéra de la fin du monde. Collection Découvertes, Gallimard, 1988.
  • Gregor-Dellin, Martin ; Barthe, Raymond. Richard Wagner au jour le jour. Gallimard, 1976.
  • Gregor-Dellin, Martin ; Demange, Odile ; Becquet, Jean-Jacques … et al. Richard Wagner : sa vie, son oeuvre, son siècle. Fayard, 1981.
  • Kahane, Martine ; Wild, Nicole. Wagner et la France. Herscher, 1983.
  • Lavignac, Alfred. Le Voyage artistique à Bayreuth / Préface de Pierre Combescot. Stock Musique, 1980
  • Lefrançois, André. Vie de Wagner en relation avec ses oeuvres. A. Lefrançois, 1984.
  • Lichtenberger, Henri. Merlin, Christian ; Yon, Jean-Claude. Richard Wagner : poète et penseur. Bibliothèque des Introuvables, 2000.
  • Mann, Thomas. Wagner et notre temps : [extraits] / Avant-propos et notes de Georges Liébert. Collection Pluriel, Le Livre de poche, 1977.
  • Mayer, Hans. Sur Richard Wagner. L’Arche, 1977
  • Mondon, Christine. L’empreinte Wagner. B. Giovanangeli, 2011.
  • Muller, Philippe. Wagner par ses rêves. Mardaga, 1981.
  • Pourtalès, Guy de. Wagner : histoire d’un artiste. Graine d’auteur, 2012
  • Scheider, Marcel. Wagner. Éditions du Seuil, 1989.
  • Skelton, Geoffrey. Richard et Cosima Wagner, radioscopie d’un couple. Editions Buchet/Chastel, 1986.
  • Picard Timothée (dir.). Dictionnaire encyclopédique Wagner. Actes Sud / Cité de la musique, 2010,
  • Viret, Jacques. Wagner. Pardès, 2 6. 127 p. ISBN 978-2-8671-4383-0
  • Wagner, Gottfried ; Casanova, Nicole. L’Héritage Wagner. Nil Editions, 1998.
  • Wagner, Richard. Ma vie / texte français et notes de Martial Hulot avec la collaboration de Christian et Melchior de Lisle. Buchet/Chastel, 1978.

 

Bibliographie préparée par Benoit van Langenhove.