Préparatifs en vue des représentations du premier Ring de Leipzig en 1878.
Les dates des représentations ont été arrêtées depuis longtemps, les 28 et 29 avril 1878 pour la création in loco de L’Or du Rhin et de La Walkyrie, puis les 21 et 22 septembre suivants pour Siegfried et Le Crépuscule des Dieux.
Et lorsque Wagner s’étonne de l’importance qu’attribue Neumann au choix de la date retenue pour ouvrir le cycle, avec la création de L’Or du Rhin, in loco, celui-ci, encore tout happé à son idéal artistique, restera muet lorsque le directeur lui expliquera que son choix coïncide avec l’ouverture le même jour de… la foire de Pâques ! Tout comme le second volet qui dévoilera Siegfried et le Crépuscule des Dieux auprès du public de Leipzig correspond à l’ouverture de celle de … la Saint-Michel ! Et Neumann pour parachever de convaincre Wagner d’ajouter : “ Je ne crois pas pouvoir choisir d’époque plus favorable pour faire connaître vos OEuvres à Leipzig. ” Devant un tel argument, qu’aurait bien pu opposer le compositeur qui se sent à présent un peu dépassé par la tournure que prend l’organisation de cette production!
Et, … le temps presse.
Car certes Angelo Neumann, au terme de près d’un an et demi de négociations, est parvenu à obtenir l’impossible : faire accepter à Richard Wagner que son Grand Œuvre, destiné initialement à n’être donnée que sur la seule scène de son théâtre, le Festspielhaus de Bayreuth, conçu spécifiquement pour une production, soit donnée ailleurs. Un déchirement pour Wagner, bien sûr, un risque mesuré, car le directeur de théâtre a su rassurer le compositeur sur une exécution des plus remarquables, à laquelle il se donnera entièrement, ainsi que jouer sur la corde sensible de la reconnaissance du compositeur en une ville qui avait oublié qu’elle l’avait vu naître.
Or, s’il résulte de ces deux années d’acharnement que le Théâtre de la ville de Leipzig jouisse de la liberté d’y représenter les quatre volets de la Tétralogie, il n’en reste pas moins qu’il faut à son directeur de réussir à présent l’exploit de monter en un temps record … tout un spectacle !
Décors et machinerie : destinée d’une production originale qui changea le cours de l’histoire d’un Festival
Les pourparlers concernant la concession des droits de Richard Wagner sur l’exécution de son Œuvre à Leipzig ont été si longs à aboutir que Neumann n’attend pas même la signature officielle du contrat pour lancer la réalisation des décors et costumes. Car notre homme est assez habile négociateur et surtout sensible et doté d’une remarquable finesse d’esprit 13 pour finir par obtenir de Richard Wagner sa pleine et entière confiance. Un travail de longue haleine qui fut de tous instants, et qui rencontra biens des embûches, beaucoup de hauts, et ainsi que quelques bas, mais marquants.
Devant la tâche démesurée à accomplir, Neumann estime avec raison qu’il faudra du temps et beaucoup de travail s’il veut que ses propres décors égalent la qualité de ceux conçus pour Bayreuth d’après les tableaux du peintre de paysage Josef Hoffmann et qu’avaient réalisé les forces de l’atelier des frères Brückner de Coburg.
Un travail aussi ambitieux de la part de l’artiste qui ne cédait aucune concession sur le moindre détail et qui demanda un nombre d’heures de travail inhabituel eu égard aux décors habituellement produits. Mais Wagner l’enchanteur des oreilles et le magicien des yeux avait insisté sur l’importance (quasi égale à la musique) de l’aspect visuel de son “Œuvre d’art Totale”. Sur la scène dont il dessina lui-même les plans et conçu la profondeur inhabituelle aux autres théâtres se succédèrent ainsi les décors qui enchantèrent le public (tout comme l’attention particulière prêtée aux effets spéciaux destinés à reproduire les ondoiements du Rhin, la foudre ou bien le feu magique du rocher de Brünnhilde…) et assurèrent une part non négligeable du succès du spectacle.
Et dont Neumann saisit immédiatement l’importance pour être particulièrement vigilant sur le travail dont il chargea un atelier concurrent à celui des Brückner, l’atelier Lückemeyer, également de Coburg. Sans toutefois bénéficier du budget faramineux investi par Wagner (et pour une bonne part responsable de la faillite de l’édition du premier Festival). Neumann prouve pour la première fois ses qualités d’homme d’affaires avisé sur une nouvelle production… qui ne demande pas moins que la réalisation d’une quinzaine de décors différents.
L’orchestre et son chef
Et naturellement, il y a la musique. Qui restait aussi bien à faire découvrir à son nouveau public qu’il fallait qu’elle soit parfaitement exécutée par l‘orchestre, celui du Gewandhaus. Une formation musicale déjà réputée à l’époque et dont Neumann a tant vanté les mérites auprès de Wagner. Reste à tenir la promesse, et que la presse puisse rapporter (jusqu’à Wahnfried où le Maître ne manquerait pas de prendre connaissance de l’opinion publique sur son OEuvre) la qualité d’interprétation de l’orchestre, serviteur également du génie du compositeur.
A Leipzig d’ailleurs, les répétitions vont bon train, sous la veille inquiète de Wagner depuis Bayreuth, qui néanmoins a envoyé sur place ses collaborateurs, les fidèles Hans Richter et Anton Seidl, qui lui rapportent des nouvelles promptes à le rassurer au quotidien. Enfin vient le jour de la première. Lorsque le rideau tombe à l’Opéra de Leipzig le soir du 28 avril 1878 sur le finale de L’Or du Rhin, l’oeuvre est accueillie dans la liesse générale et un triomphe unanime en direction de son créateur. Franz Liszt, alors présent dans la salle rapporte immédiatement à son gendre et ami le succès de la soirée et envoie un billet dans lequel il déclare : « Neumann a fait encore mieux qu’à Bayreuth. »
Toujours avec cette humilité qui le caractérise mais fort de son succès, Neumann ose proposer à Wagner un pari fou. Devant un tel succès, il paraît évident à l’homme de théâtre que La Tétralogie doit être présentée ailleurs. L’idée de représenter l’Œuvre dans cette même production voulue et conçue par Wagner lui-même sur d’autres scènes d’Allemagne devient autant obsession que la raison même de la vie de l’homme de théâtre particulièrement avisé si ce n’est visionnaire.
C’est donc toute à fait confiant que notre homme s’en va quérir Wagner pour recueillir de lui-même l’autorisation de représenter l’intégralité du cycle sur différentes scènes d’Allemagne. Dans un premier temps. De simple amoureux de la musique de Wagner, Neumann s’improvise ainsi producteur, sous le regard bienveillant du Maître qui pour seules conditions impose que la direction d’orchestre soit assurée par un expert, le fidèle Anton Seidl, tout comme il laisse à Richard Fricke, l’un des assistants de Wagner pour La Tétralogie de la première édition de Bayreuth, le soin du respect de la mise en scène.
Pris dans ce tourbillon aussi soudain qu’il avait été inattendu, Wagner, toujours en pleine confi ance vis-à-vis de son collaborateur, ose non seulement croire en la fi n de ses déboires financiers, mais également à la reconnaissance de toutes ces scènes qui jusqu’à présent ont boudé son Art.
Et pourquoi pas… Berlin ? comme lui suggère Neumann qui décidément voit grand, très grand… Car en proposant de présenter le Ring au public berlinois avec tout ce que ce dernier comprend de têtes couronnées et de membres du gotha, Neumann sait que Wagner ne saura lui refuser.