En 1864, Louis II monte sur le trône de Bavière à l’âge de 18 ans. Passionné par la musique de Wagner depuis son enfance, il fait venir le compositeur à Munich. Il en est probablement amoureux. Il n’hésite pas à régler les nombreuses dettes du musicien et finance outrancièrement les nouvelles productions. Tristan et Isolde est créé dès 1865. Wagner espère ainsi s’ouvrir les portes des théâtres d’Europe. Si le succès est retentissant à Munich, l’œuvre est complexe, tant musicalement que philosophiquement. De nombreuses plages musicales sont trop contemplatives pour le public habituel des théâtres et le chromatisme de son langage musical déroute. Il s’agit pourtant là d’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’opéra. Ce n’est que plus tard qu’on le comprendra.

 

Louis II de Bavière par Ferdinand von Piloty (1865)

 

Entre-temps, Wagner avait débuté une liaison avec Cosima von Bülow, l’épouse du chef d’orchestre. Fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult, Cosima, beaucoup plus jeune que lui, avait accouché d’une fille naturelle prénommée Isolde. La rumeur gronde, Liszt est très fâché, bien plus, semble-t-il, que Hans von Bülow lui-même. Le compositeur est également accusé de trop profiter des largesses du roi qui opère de folles dépenses pour subvenir aux besoins de luxe de son favori. Louis II est obligé de demander à Wagner de quitter la ville. Il s’installe à Tribschen, non loin de Lucerne.

 

Il termine alors son nouvel opéra, les  Maîtres chanteurs de Nuremberg (1867), le moins tragique de sa production. Comme dans Tannhäuser, il s’agit d’un concours de chant. Il y met en scène un personnage réel du XVIème siècle, le poète-cordonnier Hans Sachs dans un tableau de la vie citadine rempli d’ironie et d’humour. Celui-ci tend à fusionner les besoins matériels et spirituels de l’homme, seuls garants de l’équilibre humain et de la société. Pourtant, tous les thèmes wagnériens s’y retrouvent avec une force incroyable : rôle de l’art dans la société, grotesque de la critique attachée à la tradition (le personnage d’Édouard Hanslick, irréductible ennemi de Wagner n’est pas loin), régénérescence de l’homme par l’art, modestie de l’artiste face à son œuvre, renoncement à l’amour, conflits sociaux et glorification de l’art allemand, … L’œuvre est dédiée à Louis II et est créée à Munich en 1868 sous la direction de Hans von Bülow.

 

Richard et Cosima se marient en 1870. Il s’agit désormais de terminer la Tétralogie, laissée de côté quelques temps. Il faut également financer le théâtre qui accueillera les représentations. Il jette son dévolu sur la petite ville de Bayreuth. Louis II, quelques mécènes amis du musicien et ses nombreux concerts en Allemagne permettent le début de la collecte des fonds nécessaires. La somme finale est récoltée en 1874 et Wagner emménage dans sa villa qu’il surnomme « Wahnfried » (« la paix des illusions »). Le théâtre (Festspielhaus) est inauguré pour le premier Festival en été 1876. La Tétralogie y est représentée devant un parterre de grands de ce monde et des personnages les plus influents de l’art : l’empereur Guillaume 1er, Pierre II du Brésil, Louis II (présent à la répétition générale et au troisième cycle), Liszt, Saint-Saëns, Tchaïkovski, Bruckner, Grieg, … sont de la fête. Tous témoignent du caractère exceptionnel de la manifestation. C’est un immense succès. Hélas, une fois de plus les caisses sont vides. Wagner doit renoncer à organiser un festival l’année suivante. Il cherche à éponger les dettes par une série de concerts à Londres.

 

Cosima Wagner in 1879, par Franz von Lenbach

 

À partir de 1877, il travaille au couronnement de son œuvre. Son dernier opus, Parsifal, imaginé depuis le temps où, en 1857, en exil à Zurich, il avait été émerveillé par la nature du printemps, un jour de Vendredi saint. Ce réveil de la vie, et sans doute la proximité de la création de Lohengrin, le fils de Parsifal, avait vu germer ce drame sublime et contemplatif. Mettant en scène une grande pensée spirituelle associée au concept du graal issue des réflexions sur la vertu et le temps, l’œuvre est remplie de symboles sacrés, d’épreuves initiatiques, de rédemption par l’Amour sublime.

 

Richard Wagner en 1882

 

Le fou-pur, Parsifal, est seul capable de relever le défi de l’Amour ultime, celui qui, au-dessus de tous les sentiments humains, pourra sauver le roi-pêcheur, Amfortas qui, malgré la supériorité de sa mission, a succombé aux plaisirs de la chair. On le voit, l’œuvre s’éloigne des formules de l’opéra traditionnel pour devenir un intermédiaire entre un oratorio, certes profane, et une cérémonie cultuelle. Bayreuth, qui peine à organiser de nouvelles représentations de la Tétralogie, va s’apparenter dans l’esprit du monde, à Parsifal. Wagner, en effet, offre à Bayreuth l’exclusivité des représentations de l’œuvre pour les trente ans à venir. Sa création en 1882 au Festspielhaus est le point de départ du « pèlerinage à Bayreuth ». L’œuvre, musicalement sublime, transporte les auditeurs vers des paysages inimaginables où, comme le dit Gürnemanz au premier acte, « le temps devient espace ». Pendant le troisième acte de la seizième représentation, le chef d’orchestre, Herman Levi est victime d’un malaise. Sans avertir le public, Wagner lui-même descend dans la fosse et dirige l’œuvre jusqu’à la fin.

 

Le Palais Vendramin Calergi à Venise

 

Gravement malade, le compositeur quitte Bayreuth pour l’hiver. Il s’installe au Palais Vendramin Calergi de Venise où il décède d’une crise cardiaque le 13 février 1883. Parmi les réactions universellement émues, épinglons celle de Louis II qui s’écria : « C’est épouvantable, effroyable ! » Selon ses dires, il aurait souhaité périr lui aussi. Et puis, au moment où Bruckner allait dédier l’Adagio de sa Septième symphonie au maître de Bayreuth, comment ne pas revenir à celui que nous évoquions au début de ce texte et qui, visiblement affecté par la nouvelle prononça ces mots : « Triste, triste, triste ! Vagner è morto ! » (sic). Ces paroles de Giuseppe Verdi se teintaient d’une profonde émotion dans une lettre à son éditeur Ricordi : « En lisant cette nouvelle, hier, j’ai été bouleversé. Plus un mot ! Une grande personnalité nous a quittés ! Un nom qui laisse dans l’histoire une profonde trace »[1].

 

Les lumières de la scène s’éteignent. Quand la musique se tait… le spectacle est fini !

 


Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.

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[1] Martin GREGOR-DELLIN, Richard Wagner, Paris, Fayard, Les Indispensables de la musique, 1981, p.824.