« Le musicien nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, tout en parlant une langue que la raison ne comprend pas. » Arthur Schopenhauer
Le monde de l’opéra est inépuisable et réserve à l’amateur comme au spécialiste une réserve extraordinaire d’émotions et de réflexions où les valeurs humaines sont mille fois remises en jeu et où l’esprit du monde souffle avec une intensité incomparable. Est-ce le résultat d’un art protéiforme qui, en alliant la poésie au théâtre, les décors à la danse et les costumes à la musique, parvient à englober la plus grande partie de l’esprit humain ? L’opéra, convenons-en, représente à coup sûr cet art total qu’avec des moyens très différents, Grétry, Verdi et Wagner, liés par le même art et par l’année 1813, illustreront avec génie. Si Grétry, disparu il y a deux siècles, a largement contribué à conduire l’opéra vers le romantisme, Verdi et Wagner, nés cette année-là, sont les artisans d’un renouveau aussi spectaculaire qu’inattendu.
Reprenant le belcanto là où l’avaient laissé Rossini, Bellini et Donizetti, Verdi fait du chant italien un théâtre des passions humaines où la vérité de l’expression crée de nouveaux moyens musicaux, où la véracité du livret, exigée par le compositeur, garantit l’efficacité de la musique. Chant épuré de ses excès et tendant à un réalisme plus affirmé, orchestre revisité, diversité exceptionnelle des thèmes et des sujets, longévité formidable, toute l’œuvre du Maestro Verdi respire la passion et le tourment.
Quant à Wagner, tout en revendiquant l’ascendance de Mozart, de Beethoven et de Weber, il offre à l’Allemagne cet extraordinaire « Gesamtkunstwerk » (œuvre d’art total), sorte de sublime synthèse de l’antique tragédie grecque, du romantisme germanique et de la philosophie transcendantale. Il y développe alors la notion de drame musical où le chant continu, renonçant aux habituelles divisions en numéros, est porté en un sublime et infini arioso par un orchestre qui n’a plus rien à envier à celui de la symphonie. Ses réseaux de motifs conducteurs, les fameux leitmotive, achèveront de donner à l’œuvre son extraordinaire unité en déployant pour chaque caractère ou chaque émotion un embryon thématique parfaitement identifiable.
Richard Wagner était né à Leipzig le 22 mai 1813. Neuvième enfant d’une modeste famille dont le père, Carl Friedrich, était un homme cultivé, greffier de la police de sa ville et acteur de théâtre amateur, il fut baptisé dans l’église Saint-Thomas, celle qui avait jadis été le lieu d’activité de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Il devint orphelin de père à six mois. Carl Friedrich avait en effet contracté le typhus suite au manque d’hygiène de la ville après la terrible bataille de Leipzig (1813). Restée célèbre pour l’affreux carnage qu’elle provoqua, elle avait vu la défaite de Napoléon face aux forces de la Sixième coalition. Le jeune Richard est donc élevé par sa mère, Johanna, et son second mari, encore un artiste, le peintre et acteur Ludwig Geyer. Ce dernier prend en charge l’éducation des enfants avec sérieux et les entoure de bienveillance sinon d’affection. La famille quitte Leipzig pour s’installer à Dresde, la ville de Geyer.
A l’inverse des grands musiciens de l’histoire, Richard Wagner n’apprend pas la musique et ne devient pas virtuose d’un instrument dès sa plus tendre enfance. C’est vers la littérature qu’il semble irrésistiblement attiré. Assimilant avec une extraordinaire rapidité les disciplines historiques, philosophiques et littéraires, il reçoit de son beau-père la passion du théâtre. À la mort de ce dernier en 1821, la famille revient à Leipzig. Wagner y étudie la tragédie grecque et se passionne pour Shakespeare, Dante et Goethe. Il tente quelques premiers poèmes. Vers douze ans, il prend des leçons de piano, de violon, d’harmonie et surtout assiste à de nombreux concerts. Il rédige une tragédie sans musique Leubald und Adelaide et découvre avec stupéfaction la musique de Beethoven. C’est un choc qui déterminera définitivement son orientation. Il sera compositeur ! Au piano, il joue des extraits du Freischütz de Weber et se passionne pour l’opéra romantique allemand. Cet engouement le stimule à approfondir sa science musicale et il est rapidement capable de fournir ses premières créations, des ouvertures symphoniques, deux sonates pour piano et quelques autres pièces basées sur le Faust de Goethe. Il a dix-sept ans ! Ses premiers auditeurs sont loin de soupçonner que le jeune homme, encore maladroit dans son art, deviendra l’un des plus grands génies de l’art lyrique en proposant un langage musical nouveau aussi éloigné de l’opéra français que de l’italien.
La grande culture et l’érudition que Wagner a pu acquérir rapidement lui ouvrent les portes d’une réflexion portant à la fois sur les formes du fantastique, la magie et le merveilleux à la manière de E.T.A. Hoffmann et de Jean-Paul Richter, sur ce sentiment profondément romantique de besoin de fusion avec la nature et d’attrait pour un passé, médiéval surtout, où les racines identitaires allemandes semblent proposer un modèle politique et social dans lequel l’unité du pays est érigée en idéal. Tous ces ferments, ajoutés d’une forte connotation spirituelle et philosophique, seront les ingrédients que le compositeur développera tout au long de sa vie.
Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.
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