L’exil de Wagner lui offre une certaine célébrité en Europe. Franz Liszt contribue grandement à la réputation de son ami. Il voyage à Londres et y rencontre Berlioz. En Italie, il écoute Il Barbiere di Siviglia de Rossini à Turin et découvre la Mer Méditerranée à Gênes. À La Spezia en Ligurie, étendu sur le divan de sa chambre d’hôtel, il a la vision du Prélude de l’Or du Rhin, ces formidables arpèges générés par la note unique et primordiale : « Dans le bruissement de l’eau, je reconnus bientôt les sonorités musicales de l’accord de mi bémol majeur qui se développait irrésistiblement par une série de transformations en vagues successives ; comme des figures mélodiques dont le mouvement allait s’amplifiant ; mais l’accord parfait de mi bémol majeur dans toute sa pureté demeurait immuable et semblait vouloir donner par sa permanence à l’élément dans lequel je sombrais une signification infinie »[1].
Très impressionné par la lecture de l’Introduction à l’Histoire du bouddhisme indien (1844) d’Eugène Burnouf, Wagner découvre en 1856 les sources d’une pensée et d’un monde qui va l’influencer fortement jusqu’à la fin de sa vie même si son projet de réaliser un drame bouddhique n’aboutira pas. En effet, l’opéra Les Vainqueurs (Die Sieger) ne cessera de tourmenter Wagner mais ne verra jamais le jour.
Mais il met aussi son temps à profit pour ouvrir le chantier des grandes œuvres à venir. Il méditait depuis longtemps déjà sur la possibilité de mettre en musique la Mort de Siegfried et le récit du Nibelung basé sur une ancienne légende germanique. En travaillant à reculons, il assemble tout le préalable à cette mort en s’aidant de thèmes présents dans les sagas nordiques et en faisant débuter la tragédie par le déséquilibre de la Nature que représente le vol de l’Or du Rhin par le funeste nain Alberich. La Tétralogie, dont la gestation durera quarante ans, sera une extraordinaire aventure vocale et orchestrale en trois journées précédées d’un prologue reprenant sur fond de magie, d’héroïsmes les plus divers, de trahisons et d’amours contrariées, les grandes idées philosophiques d’Arthur Schopenhauer assimilées avec passion dans son exil.
Pour le philosophe, l’art est le seul moyen dont dispose l’homme pour percevoir l’essence du monde. La musique, par son côté insaisissable en exprime parfaitement la profondeur. Naissent alors les idées de construire le drame musical qui, non content d’être une œuvre vocale et orchestrale, ferait la synthèse de tous les arts, sublime illustration de la pensée du philosophe. La notion d’art total (Gesamtkunstwerk) en est le résultat. Mais ces idées, propres aux romantiques allemands, sont largement partagées par la très cultivée Mathilde Wesendonck. La pensée du compositeur est en parfaite symbiose avec ses propres idées et celles du philosophe. Lors du séjour suisse, le compositeur écrira d’ailleurs la musique de cinq poèmes écrits par Mathilde. Certains d’entre eux seront des esquisses préalables à l’une de ses œuvres les plus sublimes, Tristan et Isolde.
Toutes ces idées sont encore renforcées par sa compréhension du monde de l’Antiquité classique. Wagner la considère comme un modèle d’humanisme intégral, fusion entre l’individu et la société, entre l’art et la vie. Il retient surtout la tragédie, exemple d’art-religion dont le mélange entre poésie, danse et musique lui donne sa force expressive exceptionnelle. Afin de réaliser une telle fusion, le chant continu, sorte d’arioso perpétuel est enrichi expressivement par la complicité de l’orchestre symphonique. Toutes les émotions qui en résultent sont donc désormais le fruit de la conjonction non seulement des couleurs orchestrales et de la ligne de chant, mais aussi des décors, des costumes et de l’architecture de la salle elle-même. L’idée d’un « temple » réservé à ces créations d’art total germe dans son esprit et finit par s’imposer.
C’est dans ce tel bouillonnement intellectuel que le compositeur travaille à Tristan et Isolde. Mathilde n’est jamais loin des réflexions sur ce sujet, médiéval certes, mais surtout animé de l’esprit tragique des amours impossibles trouvant seulement leur résolution sublime dans la mort. Une « rédemption » certes douloureuses, mais une véritable bascule vers cet « Amour » supérieur seul accessible dans l’ailleurs schopenhauerien. Composé à partir de 1857 et achevé à Lucerne en 1859, Tristan und Isolde est l’un des opéras majeurs de toute l’histoire. Nietzsche a bien compris les enjeux du drame musical : «Mais aujourd’hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan et Isolde» [2]
Mais au printemps 1858, Minna intercepte une lettre enflammée de Richard à Mathilde. Le couple décide de se séparer Minna retourne à Dresde. Le couple Wesendonck quitte Zurich pour Venise. À leur retour, c’est Wagner qui quitte l’ « Asile » pour la Sérénissime. Puis, il se rend à Paris pour la représentation française de Tannhäuser en 1861 qui crée le scandale et devient le lieu de tous les débats. Partisans et détracteurs se déchirent dans des polémiques sans fin où la raison et la mesure sont annihilées par la passion. On annule les représentations suivantes et Wagner quitte précipitamment la ville.
Onkelinx, Jean-Marc, Richard Wagner, Le musicien philosophe. In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, vol. 46.
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[1] Richard Wagner, cité par D. Buschinger in Dictionnaire encyclopédique Wagner, Paris, Actes Sud/ Cité de la Musique, 210, p. 980.
[2] Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, 1888.