Les Presses universitaires de Rennes viennent de sortir un livre interdisciplinaire sur le « couple » Verdi/Wagner. Cet ouvrage, dirigé par Jean-François Candoni, Hervé Lacombe, Timothée Picard et Giovanna Sparacello, propose une étude comparée des deux compositeurs à partir de différentes approches complémentaires. Il permet de suivre les strates culturelles, intellectuelles et artistiques de deux créateurs, de leurs deux productions lyriques et de deux univers, de formes d’expression différentes.

Extrait de l’introduction :

À l’occasion des célébrations du bicentenaire de la naissance de Giuseppe Verdi et Richard Wagner, nous organisions à Rennes, du 12 au 15 février 2013, un colloque international, Verdi/Wagner, images croisées. Résolument interdisciplinaire, ce colloque s’inscrivait dans un projet collaboratif réunissant trois équipes de l’université Rennes 2 et l’Opéra de Rennes, dirigé par Alain Surrans. Fruit de cette manifestation, le présent ouvrage propose une étude comparée des deux compositeurs à partir de différentes approches, qui se veulent complémentaires,et à partir de différents corpus, qui visent à offrir une cartographie de la création et des idées inspirées par nos deux auteurs. On examinera ainsi la façon dont l’opposition, supposée ou réelle, entre Verdi et Wagner est utilisée, du milieu du xixe siècle jusqu’à nos jours, pour légitimer des choix esthétiques ou des discours poétologiques, dans des contextes historiques et géographiques variés. Il s’agit donc d’étudier un triple croisement : premièrement, celui de deux créateurs, de leurs deux productions lyriques et, plus globalement, des deux univers qu’ils ont engendrés; deuxièmement, celui des expressions artistiques, puisque l’on basculera de l’opéra à la littérature, au cinéma et à la bande dessinée; troisièmement, celui des points de vue : dramaturgie, interprétation, programmation, réception et postérité.

Le point de départ de ce parcours est l’étude comparée de la production artistique des deux compositeurs (Première partie : Dramaturgie et interprétation). On procédera en deux temps; tout d’abord en considérant les deux façons d’aborder l’opéra à partir de thèmes particuliers (dramaturgie), puis en observant les diverses manières de le réaliser (interprétation). L’instrumentalisation politique de Verdi en Italie et de Wagner en Allemagne est bien connue; mais avant même d’être objets d’appropriations pour des causes ou des idéologies, l’un et l’autre ont fortement inscrit dans leurs œuvres la dimension politique. Une véritable dramaturgie du pouvoir organise Rienzi comme Simon Boccanegra(Stéphane Pesnel), et la comparaison du Trouvèreet de Tannhäuser peut nous révéler deux visages du romantisme politique (Jean-François Candoni). Abordés le plus souvent par le biais des grandes questions qui animent leurs ouvrages, Verdi et Wagner ne se limitent cependant pas aux drames et aux cris, aux souffrances et aux pleurs. À l’opposé de la « tragédie du pouvoir », Les maîtres chanteurs de Nuremberget Falstaff, mais aussi Das Liebesverbotet Un giorno di regno, déplacent la comparaison sur le terrain de la comédie (Matthieu Cailliez). Construire un drame en musique, c’est aussi inscrire le personnage dans l’ordre vocal. L’étude de l’interjection lyrique, en tant que langue en action, sursaut de lyrisme et usage de la langue propre à chaque auteur, permet d’aborder les deux vocalités verdienne et wagnérienne à partir d’un point extrêmement précis et défini (Michel Lehmann). Les deux principaux systèmes lyriques (le mélodrame italien et le drame musical) que manipulent Verdi et Wagner semblent incompatibles; cependant, à la fin du XIXe siècle, la nouvelle génération italienne les a rapprochés; la critique a même souvent insisté sur le fait que Verdi devenait de plus en plus wagnérien au cours de sa carrière. Il convient donc de s’interroger sur la question d’un supposé wagnérisme dans les dernières œuvres du maître italien (Philip Gossett).

La figure du héros est probablement le vecteur dominant de la dramaturgie lyrique chez Verdi comme chez Wagner. Ses incarnations successives éclairent la manière dont l’esthétique du grotesque d’une part et le recours à la mythologie d’autre part ont permis aux deux compositeurs d’explorer la complexité et le désordre de l’humain, jusqu’à proposer des exemples de anti-héros (Chantal Cazaux). L’opéra ne s’accomplit vraiment que dans la représentation scénique. Au-delà des codes d’interprétation, des poses et du jeu, les interprètes doivent rendre compréhensible ce qui se déroule sur scène, ce qui s’y dit et s’y joue. Il leur faut une forme d’intelligence de l’œuvre afin d’offrir au public une forme d’intelligibilité de cette même œuvre. Comprendre et faire comprendre se situe au cœur du jeu des interprètes et au cœur de la conception verdienne comme de la conception wagnérienne de l’acteur-chanteur (Céline Frigau). Autre héros capital de la représentation et, sur un autre plan, de la postérité en tant qu’acteur d’une inscription durable au répertoire, le chef d’orchestre mérite toute notre attention.La carrière de Toscanini permet de suivre dans l’histoire le nouage entre les figures d’autorité – Verdi, Wagner, le chef – et le mouvement de leur consolidation ausein du grand répertoire international (Timothée Picard).

La deuxième partie (Programmation et réception) cherche à décrire la manière dont les répertoires se sont constitués et aussi comment ont été façonnées par les discours les images des deux titans de l’opéra européen du XIXe siècle, en circulant de leur époque à nos jours et à travers des aires linguistiques et culturelles différentes, afin de rendre compte de leur imprégnation dans les cultures nationales et l’imaginaire collectif. La réception des œuvres, comme des figures de leurs auteurs, tient à la valeur qui leur est accordée, aux images et aux idées qu’elles véhiculent au cours des ans. Le travail de décryptage de ce réseau de sens repose sur le postulat selon lequel la signification d’une œuvre ne réside pas uniquement dans le « texte » (livret et partition pour un opéra) livré par un auteur à la postérité, mais également dans la somme des interprétations et réécritures produites par cette postérité. Les approches synthétiques et comparatives, souvent éludées par la recherche, ont été privilégiées. Plutôt que de juxtaposer des essais ponctuels consacrés à chacun des deux phénomènes pris isolément, nous voudrions rendre compte de la façon dont leurs images, complémentaires ou opposées, se sont construites et métamorphosées au fil de l’histoire et en regard l’une de l’autre […].

Jean-François Candoni, Hervé Lacombe, Timothée Picard et Giovanna Sparacello (dir.). Verdi/Wagner: images croisées1813-2013. Musique, histoire des idées, littérature et arts. Presses universitaires de Rennes, 2018, 474 pages, 25 €. ISBN 978-2-7535-5522-8