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Tannhäuser à Bayreuth, amertume et âpreté

Par Guy Cherqui (reproduit du site Wanderer avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Retour à Bayreuth, pour ma quarante-septième année, pour cette production de Tannhäuser, ma cinquième sur la colline verte après celles de Götz Friedrich (avec Colin Davis en fosse), Wolfgang Wagner (avec Giuseppe Sinopoli), Philippe Arlaud (Christian Thielemann), Sebastian Baumgarten (avec Thomas Hengelbrock et d‘autres chefs).
Tobias Kratzer en 2019 avait pour un petit tour fugace Valery Gergiev en fosse, et n’était pas encore la grande star de la mise en scène qu’il est devenu, qui plus est futur intendant de l’Opéra de Hambourg à la rentrée 2025 et cette production de
Tannhäuser a contribué à l’imposer définitivement parmi les plus grands dans le monde de l’opéra.

Depuis 2019 après le fugace passage de Valery Gergiev qui ne laissera aucun souvenir, le très correct Axel Kober a repris la direction en 2021 et 2022, mais il semble que depuis 2023, la production ait trouvé sa baguette de référence avec l’arrivée de Nathalie Stutzmann qui remporte un triomphe largement mérité.
C’est la cinquième reprise de la production, et le succès est tel qu’on la retrouvera en 2025, mais durant ces cinq ans, le protagoniste Stephen Gould, déjà Tannhäuser fulgurant en 2004 et 2005 avec un non moins étincelant Christian Thielemann, et riche de tant de soirées glorieuses à Bayreuth a quitté la scène du monde, frappé par la maladie, en septembre 2023 en ayant interprété son dernier Tannhäuser dans cette production sur la scène du Festival de Bayreuth 2022.

C’est la cinquième année de la production et comme à l’accoutumée, Tobias Kratzer modifie notamment les vidéos initiales et donne une nouvelle inflexion à son travail permettant à Klaus Florian Vogt, Tannhäuser depuis l’an dernier, de s’installer totalement dans le personnage voulu par la mise en scène.
Ce
Tannhäuser sonne en effet différent : tant Kratzer que Stutzmann ont travaillé à en accentuer les aspects les plus sombres, des aspects qu’on ne soupçonne pas toujours. Quand revenir à Bayreuth permet de voir pour la cinquième fois un spectacle dont on découvre encore et encore des richesses et des secrets, c’est bien le signe qu’on est devant une production monumentale à tous égards.

Bayreuth : Le énième début de la fin.

Bayreuth est pour celui qui écrit un automatisme, installé dans sa vie comme une nécessité, au-delà des spectacles et des productions, au-delà des polémiques et des oracles (Bayreuth, c’est la fin, une antienne bien connue, déjà en 1977 quand tout jeune encore je découvrais la fascination de ce lieu, Bayreuth, c’est plus comme avant, ce que j’entendais des nostalgiques d’un Chéreau qui fut ici conspué et hué, alors qu’on vantait en 1977 Wieland Wagner, qui était lui un vrai metteur en scène etc… etc…
Les polémiques d’aujourd’hui, c’est les paris perdus sur le mandat de Katharina Wagner, prolongé malgré les monceaux d’aiguilles à tricoter usées à percer sa poupée, c’est le déficit accumulé qui a nécessité des mesures drastiques et pas toujours adaptées, c’est la question des places soi-disant restées libres (on trouve toutes les places qu’on veut maintenant…) alors que toutes les représentations (y compris de ce Ring tant critiqué) sont complètes. Et la prochaine polémique, c’est Rienzi qui entrera au répertoire du festival en 2026 et sonne déjà le glas du Festival : si Rienzi est programmé, la porte est ouverte à tous les possibles et même les huiles bavaroises suggèrent Hänsel und Gretel .
Le énième début de la fin.
Bayreuth a toujours été le lieu des polémiques depuis sa naissance, cela continue, et cela montre que le lieu continue d’exciter l’encre, la salive et les claviers-ordi, et c’est tant mieux pour la singularité de l’entreprise…
Rienzi sonne la fin du « jeune Wagner » en 1842, quant au début le début du « vrai Wagner » c’est Der Fliegende Holländer (1843) qui entre à Bayreuth en 1901 (Felix Mottl) puis Tannhäuser dont la première (dans la version de Paris) remonte à Bayreuth (déjà avec Felix Mottl) à 1891.
L’histoire des productions de Bayreuth, et Tannhäuser ne fait pas exception, c’est aussi des changements de distribution, volontaires ou subies comme dans le cas de Stephen Gould : rares sont les distributions restées telles quelles pendant leur cinq ans d’existence. Il faut aussi toujours se souvenir que Bayreuth reste un lieu important pour un chanteur, mais pas forcément un lieu de fidélité. Bayreuth paie mal les chanteurs, à l’aune du rôle et pas de leur valeur sur le marché et exige une présence plutôt contraignante, même si cette exigence a une certaine élasticité, jadis Gwyneth Jones chantait Brünnhilde le mardi avec Boulez sur la colline et la Maréchale le mercredi à Munich avec Kleiber, cette année Elisabeth Teige et Klaus-Florian Vogt font de même avec Tannhäuser qu’ils ont alterné entre Munich et Bayreuth, même si Vogt chante aussi Siegfried, une paille, sur la colline. Ainsi Vogt chantait à Munich Tannhäuser les 21, 25 et 28 juillet, et à Bayreuth le 26, tandis qu’il aborde Siegfried le 31 juillet à Bayreuth…
Des grands noms wagnériens récents et fidèles, retenons Waltraud Meier, qui y a chanté pendant les vingt dernières années du XXe siècle avant de rompre avec Wolfgang Wagner. Stephen Gould qui fut depuis 2004 Tannhäuser, Siegfried, Tristan, et même Parsifal et justement Klaus-Florian Vogt qui fut depuis 2007 Walther, Lohengrin, Parsifal, Tannhäuser Siegmund et maintenant Siegfried, c’est-à-dire à peu près tous les grands rôles wagnériens.
Citons aussi quelques infidèles, comme Nina Stemme qui y eut quelques petits rôles puis fut Isolde et  quitta la colline dès qu’elle fut un peu célèbre, Jonas Kaufmann, fugace Lohengrin, Anja Harteros, fugace et problématique Elsa, Lise Davidsen qui comme Stemme, a laissé Bayreuth quand la célébrité est définitivement venue (et les cachets à la clef), sans compter la courte apparition l’an dernier d’Elīna Garanča en Kundry.
Avoir Bayreuth sur un cv de chanteur compte, mais être un des grands de Bayreuth compte plus à mon avis, et dit beaucoup sur l’artiste et son engagement.

À nous deux Bayreuth ! le C9 Citroën, Vénus, Oskar, Le Gateau Chocolat

C’est pourquoi cette production 2024 de Tannhäuser compte fortement et lmarque une sorte de point d’orgue.
Comme d’habitude en effet elle a commencé par la vidéo du road trip de Vénus et acolytes (Tannhäuser, Oskar – Manni Laudenbach le nain- et la Drag Queen Le Gâteau Chocolat) dans leur C9 Citröen renvoyant à la performeuse Marina Abramović et comme toujours le public habitué attendait de nouvelles idées, l’an dernier les lunettes à réalité augmentée etc…, qui faisaient rire la salle en référence au nouveau Parsifal.…
Cette année, le nain Oskar regardait avec un œil humide une sorte d’autel aménagé dans le C9, avec la photo de Stephen Gould fleurie, qui a provoqué dans la salle, fait rarissime pendant la musique, un applaudissement spontané et bouleversant, et donné à l’ensemble du spectacle une couleur différente, résolument plus sombre, plus triste, on a moins ri et on a été  plus souvent ému.

Ainsi la production est-elle implicitement dédiée à l’artiste disparu, ce qui dans une mise en scène où l’artiste est l’élément central, donne du poids et du sens à l’ensemble. De plus l’image fugace de Tannhäuser, dans le C9 la tête penchée vers la Vénus de Botticelli, et pas sur la Vénus qui conduit le C9, montre aussi que Tannhäuser préfère évidemment la représentation artistique, la projection à la réalité, augmentée ou non, théâtrale ou non.
Le deuxième élément déterminant est une sorte de reprise en main de Nathalie Stutzmann, qui a donné à sa direction une couleur différente, plus sombre, collant plus fortement au propos de la mise en scène, avec une respiration plus mélancolique et moins brillante, ce qui a donné à cette édition 2024 une originalité nouvelle, permettant à Klaus Florian Vogt d’entrer dans un personnage neuf, différent de Gould, plus tragique et plus intérieur.

Une voie nouvelle

En fait Tannhäuser a trouvé une autre voie, qui procède directement de la lecture lacérante du troisième acte, dont la lumière noire inonde désormais tout le spectacle. Il y a plus d’âpreté, plus de tension, plus de violence peut-être notamment au deuxième acte et on perçoit encore mieux la fonction symétrique des premier et troisième actes : dans le troisième acte désolé, c’est l’espace du premier en version « désolation » qu’on retrouve, d’une part celui de la scène dite de la maison de Blanche-neige avec des motifs qui se répètent, le C9 vigoureux au premier acte, désossé et en ruine au troisième, le nain Oskar qui apporte la nourriture (Burger King) au premier, et qui offre sa maigre pitance au troisième à Elisabeth éperdue de douleur, l’affiche célébrissime Frei im Wollen ! Frei im Thun ! Frei im Genießen ! (R.W) (libre de vouloir, libre de faire, libre de jouir, selon les mots de Wagner) qu’on colle partout au premier et qui sert de papier hygiénique au trois, les pèlerins qui montent au Festspielhaus heureux et vigoureux au premier acte et qui reviennent au trois en vagabonds perdus, et surtout le Festspielhaus disparu qui laisse place à une pub gigantesque pour une montre de luxe faite par Le Gâteau Chocolat, le seul qui ait tiré avantage « capitalistique » de l’aventure… Fin de Bayreuth, de l’artiste, de l’art. Fin du Monde. Nous avions relié cette vision à celle de Christoph Schlingensief dans son Parsifal de Bayreuth (2004) et son Friedhof der Künste (cimetière des arts) et il faut aussi la relier aux visions désolées des troisièmes actes d’autres œuvres, Tristan, mais aussi quelque chose de celui de Parsifal : le monde perdu, en fin de vie, d’où plus rien n’est à attendre. Un monde, dans Tannhäuser en particulier, sans salut.

Klaus-Florian Vogt (Tannhäuser) Irene Roberts (Vénus)

Quelles sont les conditions de la création ? À quelles conditions l’artiste peut produire ? Au premier comme au troisième acte, Tannhäuser porte avec lui ses vers ou ses notes,  que Wolfram surveille précieusement, comme une sorte d’exécuteur testamentaire, et, nous l’avions indiqué l’an dernier, le pape refuse le pardon à Tannhäuser à cause non de sa moralité, mais de ce qu’il écrit, et il semble que la partition brandie soit celle de Rienzi , l’œuvre « interdite » sur la colline, qui a tant à voir avec Rome : tout prendrait donc là encore un sens…
C’est cette liberté là qu’infirme le deuxième acte : exposition d’un art fossilisé, avec ses canons et ses règles, et donc un art-répétition de motifs qui n’explore plus rien de neuf et qui fouille la poussière…
Mais le jeu avec le théâtre et Bayreuth va évidemment plus loin.
Pendant l’entracte du premier au deuxième acte, la petite bande de Vénus performe au pied de la colline, là encore, de manière moins loufoque. La performance est censée représenter un art autre, qui fait rupture avec l’art « officiel » de Bayreuth. Ce que représente la Wartburg dans l’œuvre, l’art consacré, Kratzer le transfère dans une représentation wagnérienne « old style » de Bayreuth, que Venus & co, mais aussi Tannhäuser, vont interrompre et détruire chacun à leur mode. La fonction de Tannhäuser dans le concours et celle de Venus et ses acolytes dans la mise en scène est la même, rompre avec l’aimable habitude, avec l’attendu, casser définitivement ce qui a perdu tout sens, rompre l’accoutumance, selon la belle expression de Saint John Perse.
En même temps, Kratzer superpose les rôles et les individus, comme si Wolfram et celui qui l’interprète vivaient la même souffrance, comme si le théâtre quel qu’il soit était de toute manière un révélateur de la vérité des êtres et des cœurs. Les chanteurs vivent en scène ce qu’ils vivent derrière la scène, un peu comme dans le récent Cosi fan tutte de Barrie Kosky à Vienne : et ainsi tout devient amer, sur scène et derrière la scène, et ce qui est derrière équivaut à ce qui est devant.
La scène assez désopilante des policiers appelés à intervenir va elle aussi en fait plus loin qu’une « mise en scène ». Sur la façade du théâtre est déployé le fameux aphorisme dont il était question plus haut Frei im Wollen ! Frei im Thun ! Frei im Genießen ! (R.W), comme un nouveau « motto » du Festival, qui plus est sanctifié par le nom de son auteur : Richard Wagner. Il est lui-même le ver du fruit qu’il a cultivé.

L’arrivée des policiers est assez forte parce qu’elle est d’abord hésitation devant ce motto qui pour un policier est assez problématique, les yeux sont pleins de doute, pleins d’hésitations, sur leur fonction, devant un motto qui les défie et en même temps les interroge parce que signé de celui-là même dont ils sont venus protéger et sauver le théâtre. Où est la vérité ? où est la juste cause ? Pourquoi cette armada de flics pour une femme, un nain et une Drag Queen ? où sont les enjeux ? Quelles lois sociales ceux-ci sont-ils en train de rompre ? C’est abyssal, parce que c’est soit ridicule, soit terriblement inquiétant.

Trouble in Wartburg. lLe Gateau Chocolat, Manni Laudenbach (Oskar), Irene Roberts (Vénus), Klaus-Florian Vogt (Tannhäuser), ElisabethTeige (Elisabeth) Günther Groissböck (Landgraf)

D’ailleurs, à la fin, si on emmène Tannhäuser menotté vers Rome (l’artiste peut-il aller contraint et forcé à Canossa ?), la dernière image est le rainbow-flag recouvrant la harpe- symbole de la Wartburg, avec comme néo-harpiste le Gâteau-Chocolat. Pour pasticher l’actualité il y a dans ces images en filigrane toutes les polémiques entendues sur la cérémonie d’ouverture des JO à Paris, du genre « ils ne respectent rien ». On sait pourtant depuis Rimbaud que l’art est dérèglement… Mais, n’est-ce-pas, il y a béance entre apprendre le dérèglement dans de savants livres bien sages et sa pratique dans l’espace social.

Klaus-Florian Vogt (Tannhäuser), Irene Roberts (Vénus), Manni Laudenbach (Oskar)

C’est pour toutes ces raisons que cette mise en scène est d’une rare puissance parce qu’elle est au cœur de la problématique même du Tannhäuser de Wagner sur laquelle il est tant de fois revenu : l’artiste comme dérangeur d’ordre, comme chien dans ce jeu de quilles social bien huilé, comme singularité que Kratzer traduit en l’habillant comme le Clown Mac Donald, sorte de bienfaisant-malfaisant, qui tranche sur ceux qui l’entourent. Et quand il rejoint la Wartburg à la fin du premier acte, il jette sa panoplie de clown pour revêtir les habits conformistes qu’on attend de lui, mais ça ne marchera pas. Quand TAnnhäuser dans la Wartburg ou à Rome tente la normalité, cela ne marche pas.
Et pourtant ce qu’aime Elisabeth en lui, c’est justement la singularité, c’est la rupture, c’est celui qui est ailleurs. Tannhäuser au Venusberg croyait créer librement au pays de toutes les libertés, mais il n’a rencontré qu’une autre conformité et donc fuit le Vénusberg parce qu’il ne peut transformer l’expérience vécue en création artistique. À la Wartburg, il est l’opposant, le seul qui refuse les règles consacrées, et Elisabeth le perçoit, le sent et l’approuve au fond d’elle-même, mais chacun est prisonnier du contexte ambiant et chaines qu’on lui impose… Elisabeth ne pourra être elle-même qu’au seuil de la mort
Dans un troisième acte de désolation absolue, Elisabeth se donne en effet à un Wolfram déguisé en clown Mc Donald à son tour, mais qui enlève sa perruque rousse au moment de l’étreinte. De manière terrible et si juste elle la lui remet elle-même sur la tête, c’est la condition de ce don d’elle-même à ce corps-illusion : elle ne peut regarder Wolfram pour ce qu’il est… Elle ne peut que s’offrir via une sorte de dérisoire transfert, dans un monde où tout est perdu et où la seule trace d’un Tannhäuser aimé est ce costume. Puissance de l’illusion et de la désolation tout à la fois.

La mort en forme de pietà, avec Elisabeth dans les bras de Tannhäuser avec une Venus effacée, démonétisée, mais présente, comme un témoignage désormais sans objet, un Wolfram spectateur désespéré et un Oskar qui reste la seule trace d’humanité de ce monde détruit, montre l’impossible réalisation des idéaux dans ce monde sans esprit ni âme. Alors prend toute sa valeur la vision de la reprise du road-trip rêvé avec un Tannhäuser au volant et une Elisabeth appuyée contre son épaule, elle montre qu’au bout du compte, restera l’évocation, l’art à créer, le récit à construire, comme ultime possible après la désolation…
La force du spectacle que signe Tobias Kratzer est qu’il reste d’année en année le même, et que d’année en année il se modifie, par certains détails, par des mouvements, à la faveur de changements de distribution : le Werkstatt Bayreuth fonctionne. Cette année, la couleur a changé, mais pas le sens. Toujours le troisième acte a été un acte de désolation absolue, comme le troisième acte de Tristan, mais les sourires et rires des deux autres actes semblaient en atténuer la portée. Cette année, les deux autres actes plus âpres, plus mélancoliques, plus violents aussi préparent le final en forme de désert total, la fin de monde des rêves. Avec Kratzer, il n’y a jamais de véritable cruauté, mais toujours au plus profond l’exigence d’humanité, portée ici par le nain Oskar, comme le héros du Tambour de Günter Grass qui devant la folie des hommes refuse de grandir, et l’humour de Kratzer cache toujours un constat amer, mais souvent habillé, comme atténué, mais c’est illusoire. Cet humour est toujours acide. Ici, il semble aller plus nettement du côté des blessures, des plaies, de nos déchéances et de nos impossibles rêves dans un monde incapable et de les accueillir et de les réaliser, d’où tout espoir y compris religieux est banni. Triste bilan et magistrale vision.

Nathalie Stutzmann accompagne et souligne cette vision nouvelle en proposant une lecture très « ascétique » de l’œuvre. On a l’habitude de la profusion, des chœurs, d’une musique large, charnue, variée et ici le choix est d’une lecture plus analytique, presque plus décharnée, avec de longs silences qui pèsent sur l’ambiance et la noirceur. Le « romantische Oper » a musicalement ici une couleur nettement plus sombre. La cheffe a changé largement les options de l’édition 2023, comme si ensemble avec Tobias Kratzer ils avaient décidé d’offrir un Tannhäuser vraiment autre, à la fois en accord avec la vision générale de la mise en scène, mais aussi de ce nouveau Tannhäuser qu’est Klaus-Florian Vogt, moins héroïque, plus poète et plus mélancolique, plus intérieur aussi que son illustre prédécesseur Stephen Gould dont le récit de Rome était si urgent et déchirant. Ici, même déchirure avec d’autres moyens, et l’orchestre l’accompagne. Stutzmann accompagne le texte pendant toute la représentation dont elle épouse le rythme, et semble même quelquefois l’imposer, donnant aux exubérances du Gâteau Chocolat une sorte de vacuité, mais aussi à tout le deuxième acte une violence rentrée et une tension intérieure moins présente les autres années, ou du moins exprimée avec moins d’évidence. Il en résulte là encore une respiration différente, une lecture différente des scènes, à cause même de ce qui émerge de la fosse, comme si une nouvelle « Gesamtkunstwerk » était née qui changeait assez radicalement la vision de ce spectacle. Que ce phénomène soit perceptible à ce point à la cinquième année de la production en dit long aussi sur ce que Bayreuth peut fournir quand il y a alignement des étoiles. Il m’a rarement été donné (avec Thielemann peut-être en 2004) d’entendre un orchestre aussi limpide, une fosse à la fois présente et respirant à l’unisson avec la scène, une fosse racontant la même histoire triste et offrant de l’œuvre peut-être sa nature profonde, une nature que Wagner voulait sans cesse mieux révéler, et qu’il ne put mener totalement à bien puisqu’il voulait la remettre sur le métier peu avant sa mort. Il me semble qu’on est arrivé cette année à une des vérités possibles de l’œuvre, qui touche le fond de la désespérance et qui est miroir d’un monde qui ne cesse de contempler sa fin et où seul l’art peut être une lumière dans l’universelle obscurité.

Le chœur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich est toujours aussi impressionnant, mais dans ce Festival où le chœur fait partie de l’ADN, en diminuer l’effectif même de manière moindre que prévue à l’origine s’entend dans une salle à l’acoustique aussi sensible. Ce sera aussi perceptible dans d’autres représentations… Erreur inexplicable sur laquelle il serait bon de revenir.

La distribution réunie est globalement à la hauteur des attentes, quels que soient les rôles, avec de nouveaux chanteurs valeureux et d’autres habitués du Festspielhaus. Nouveau sur la colline, Martin Koch chante Heinrich der Schreiber avec une grande élégance et rejoint la troupe des compagnons poètes dont aucun ne détonne, Jens-Erik Aasbø, au beau phrasé, Olafur Sigurdarson sur la colline aussi Kurwenal et Alberich s’impose par la belle projection et l’énergie, et comme toujours, Siyabonga Maqungo allie un vrai raffinement, une belle projection et une présence vocale affirmée sans oublier une ligne de chant sûre.
Autre nouvelle venue, et bienvenue, Florina Stucki en pâtre rappelle la poésie que Katharina Konradi donna au rôle en 2019, belle ligne, phrasé impeccable, projection sûre et une certaine mélancolie dans la voix qui cadre parfaitement avec la situation et la couleur générale.

Günther Groissböck est un Landgrave, un peu décevant, avec une projection un peu brutale, un personnage assez superficiellement incarné et des problèmes techniques çà et là qui surprennent chez ce chanteur pourtant habitué de ce type de rôle. La voix a perdu en éclat et en qualité, est devenue plus mate, sans harmoniques. Dommage.
Markus Eiche est d’une régularité d’horloge en Wolfram, phrasé impeccable, diction parfaite, projection exemplaire, timbre de qualité à qui il manque toujours ce petit quelque chose qui font les grands Wolfram. Il lui manque comme un univers, comme une aura, comme une présence. En ce sens, il est parfaitement à sa place dans cette mise en scène où il se cache derrière son ami Tannhäuser et récolte derrière lui ses partitions et créations, comme pour les conserver et les sauver, en étant l’éternel second. Son personnage à ce titre est parfaitement incarné, C’est dans la perspective de la production, le Wolfram qu’il faut.

Irene Roberts(Vénus)

Autre nouvelle venue, Irene Roberts, mezzo américain (en alternance avec Ekaterina Gubanova) qui s’impose en Vénus immédiatement par l’énergie, la puissance vocale et la présence. Elle donne au personnage cette sauvagerie qu’Elena Zhidkova incarnait si bien lors de la première édition en 2019 avec une voix puissante, colorée, qui lui fait remporter un immense succès.

Elisabeth Teige en Elisabeth a la puissance et l’intensité nécessaires à Elisabeth. La voix reste cependant un peu froide et métallique par moments. Il est vrai qu’Elisabeth est un rôle hybride, qui nécessite une vraie rondeur vocale et en même temps une puissance notable, rappelons que Camilla Nylund fut ici une grande Elisabeth dans une production qu’on préfère oublier (Baumgarten), c’est Lise Davidsen qui était Elisabeth les premières années de la production Kratzer (jusqu’en 2022), avec sa voix immense et une ligne impeccable, mais si elle emportait l’adhésion, elle n’emportait pas toujours l’émotion. Ici Teige sait émouvoir avec d’autres moyens et un véritable engagement. Mais de notre côté notre première Elisabeth sur la colline fut Gwyneth Jones (qui était aussi Vénus) et elle nous faisait fondre par sa seule apparition… Souvenirs…souvenirs…
Il reste qu’Elisabeth Teige est une Elisabeth à vraie présence, avec une belle homogénéité vocale du grave à l’aigu, qui fait honneur à la colline.
Enfin comme l’an dernier, et peut-être encore plus, Klaus-Florian Vogt propose un Tannhäuser séduisant en tous points. Cette fois, la mise en scène et la direction musicale ont été retravaillées pour son personnage, son physique, sa voix. Il est ce poète de l’ailleurs qui cherche désespérément un lieu pour créer et qui n’est nulle part à sa place, un Rimbaud de la Wartburg dont le chant est un modèle d’intelligence, sans jamais forcer, toujours cherchant à moduler, à colorer chaque mot, sans jamais lâcher la ligne. Il a en ce moment la voix idéale pour le rôle et l’ovation incroyable qu’il a reçue le confirme. Son émission nasale bien connue et ce timbre toujours juvénile lui confèrent une singularité, notamment au troisième acte où il incarne l’absolu du désespoir dans un récit de Rome très personnel, très noir, ciselé comme on en entend peu, qui nous projette dans un « Ferne Land » sans issue, sans rêve, sans solution. C’est son intelligence du chant plus que ses moyens qui lui permettent d’aborder Tannhäuser, Siegmund ou Siegfried, en restant un Lohengrin inouï. Vogt est une anthologie du beau chant à lui tout seul.
Signalons enfin Le Gateau Chocolat, Drag Queen qui d’année en année prend quelques poils et cheveux blancs et qui appraît ici vieillissant, comme si toute course avait une fin, ajoutant encore un peu d’amertume à l’ensemble et surtout Manni Laudenbach,dont on note chaque année un peu plus le rôle fondamental en Oskar faux enfant qui regarde tout ce monde et ces hommes qui tombent avec une insondable mélancolie, c’est lui l’observateur, le chœur antique muet et lacéré qui observe comme la fin des bonheurs de l’humanité. Il en est bouleversant, à chaque fois un peu plus.

Triomphe général à la fin (à Bayreuth, les triomphes sont fréquents, mais les habitués en perçoivent les gradations) avec un accueil incroyable notamment pour Vogt, Stutzmann, et Kratzer que quelque singulier huron continue à huer – c’est la loi du genre- mais qui reçoit une ovation que seuls de rares metteurs en scène ont reçue sur cette scène… Il reste une saison, en 2025, pour jouir de ce spectacle : laissez-vous tenter, ça en vaut la peine…

Le faux bonheur et la fausse liberté : Le Gateau Chocolat, Irene Roberts (Vénus), Klaus-Florian Vogt (Tannhäuser)

 

 

Crédits photo : © BF / Enrico Nawrath
Direction musicale Nathalie Stutzmann
Mise en scène Tobias Kratzer
Décors Rainer Sellmaier
Costumes Rainer Sellmaier
Lumières Reinhard Traub
Vidéo Manuel Braun
Dramaturgie Konrad Kuhn
Chef des chœurs Eberhard Friedrich

 

 

Landgraf Hermann Günther Groissböck
Tannhäuser Klaus Florian Vogt
Wolfram von Eschenbach Markus Eiche
Walther von der Vogelweide Siyabonga Maqungo
Biterolf Olafur Sigurdarson
Heinrich der Schreiber Martin Koch
Reinmar von Zweter Jens-Erik Aasbø
Elisabeth, Nichte des Landgrafen Elisabeth Teige
Venus Irene Roberts
Ein junger Hirt Florina Stucki
Le Gateau Chocolat Le Gateau Chocolat
Oskar Manni Laudenbach

 

Chœur du Festival de BAyreuth (Der Festspielchor)
Orchestre du Festival de Bayreuth (Das Festspielorchester)