« Wagner est mon cheval de bataille »

Entretien avec la directrice de l’opéra Annette Weber sur la distribution du nouveau « Ring » à l’Opéra de Zurich

Le « Ring des Nibelungen » de Richard Wagner place une maison d’opéra devant de grands défis, notamment en ce qui concerne la distribution des nombreux rôles extrêmement exigeants. En tant que directeur d’opéra, quel est, selon vous, le plus grand défi lorsque vous cherchez des chanteurs pour le « Ring ».

Aujourd’hui, une chanteuse ou un chanteur wagnérien ne doit pas seulement savoir chanter, mais aussi jouer. Rester immobile sur la rampe et chanter – c’est de l’histoire ancienne. Mais il n’y a pas beaucoup de chanteuses et de chanteurs capables de chanter ces rôles à un niveau international et de les interpréter de manière convaincante ; toutes les voix n’évoluent pas dans le domaine dramatique, loin de là. Si I l’on veut distribuer un « Ring », il faut s’y prendre très tôt, car sinon les rares chanteurs capables de chanter ces rôles sont déjà pris.

Qu’est-ce qui rend ces parties si difficiles ?

Tout d’abord, bien sûr, la longueur des pièces. Un Wotan dans la « Walküre » ou un Siegfried dans « Siegfried » est vraiment un marathon. On ne peut pas être un coureur de 100 mètres et courir soudainement un marathon, il faut s’entraîner pendant des années et bien se connaître, ainsi que sa voix, pour pouvoir répartir ses forces. L’autre difficulté est le grand orchestre – il faut une voix particulièrement percutante pour être bien audible malgré le grand orchestre. Cela aussi, il faut l’entraîner ; la voix est comme un muscle ! En outre, il faut pouvoir se concentrer mentalement ; Wotan, par exemple, a non seulement énormément de texte à apprendre, mais il doit aussi être capable, même après cinq heures, de chanter « Wotans Abschied », la fin touchante et délicate de la « Walküre », que tous les connaisseurs de Wagner attendent et sur laquelle le chanteur de Wotan sera jugé. Pour cela, il faut non seulement une excellente condition, mais aussi beaucoup d’expérience.

Lorsque l’on doit déterminer la distribution aussi longtemps à l’avance – parfois quatre ou cinq ans avant la première -, il y a une grande incertitude quant à l’évolution de la voix d’un chanteur donné d’ici là.

C’est en effet toujours un exercice d’équilibre. Dans notre distribution « Ring », nous avons deux voix qui chanteront leurs rôles pour la première fois à Zurich, Klaus Florian Vogt en Siegfried et Camilla Nylund en Brünnhilde. Pour les deux, nous étions certains que dans quatre ou cinq ans, ils se seraient suffisamment développés pour pouvoir bien chanter les rôles. Il reste bien sûr un risque résiduel ; il en va d’ailleurs de même pour une Tosca que I’on distribue des années à l’avance. La crise de Corona a justement posé des problèmes aux voix dramatiques, car elles n’ont pas pu s’entraîner au marathon pendant une longue période. Cinq heures de « Walküre » sur scène ne peuvent pas être simulées dans une chambre tranquille. Heureusement, j’ai beaucoup d’expérience avec les opéras de Wagner, il fait partie de mes compositeurs préférés, et j’ai également travaillé quelque temps à Bayreuth au festival et j’ai pu observer de nombreuses carrières, ce qui aide bien sûr. Mais il n’y a pas de garantie. Après tout, les chanteurs sont des êtres humains et non des robots. Mais si tout se passe bien et que les attentes se réalisent, alors je me réjouis d’autant plus !

Actuellement, de nombreux grands opéras, de Paris à Berlin en passant par Londres et Milan, planifient de nouvelles mises en scène du « Ring » ; dans quelle mesure les directeurs de casting sont-ils en concurrence les uns avec les autres ?

Je n’aime pas cette idée de concurrence. Je me réjouis de chaque casting réussi. Je me dis peut-être que c’est une bonne idée, si seulement je l’avais eue moi-même ! Bien sûr, c’est à celui qui aura le premier les dates et qui pourra les demander en premier. Il y a des maisons qui planifient encore plus à l l avance que nous. Mais si l’on planifie la distribution six ou sept ans à l’avance, le risque que les voix ne se développent pas comme on l’avait prévu est plus grand.

Notre Wotan – le plus grand des dieux, qui apparaît dans les quatre soirées et joue un rôle tout à fait central pour l’ensemble du « Ring » – est Tomasz Konieczny. Pourquoi l’avez-vous choisi pour Zurich ?

Tomasz Konieczny est un chanteur wagnérien très expérimenté et accompli, qui a déjà chanté de grands rôles wagnériens à l’Opéra d’État de Vienne et au Festival de Bayreuth et qui est également très apprécié au niveau international ; on a ainsi pu l’entendre en Wotan à l’Opéra de Budapest et en Alberich au Metropolitan Opera de New York. Il est en outre un acteur fantastique. Avant d’étudier le chant, il a suivi une formation d’acteur à IAcadémie du film de Lodz, sa ville natale. Je pense qu’il conviendra très bien à notre metteur en scène du Ring, Andreas Homoki.

Que doit apporter un Wotan avant tout ?

D’une part, la puissance vocale. Il n’est pas seulement le plus puissant des dieux, il est aussi à l’origine de tout ce qui se passe dans le « Ring ». Mais en même temps, il doit pouvoir montrer une grande vulnérabilité, de la passion et de la tendresse, surtout à la fin de la « Walküre », lorsqu’il fait ses adieux à sa fille. C’est donc un personnage aux multiples facettes. Homme de pouvoir, chef de famille, père passionné qui se met parfois lui-même en travers de la route – pouvoir mettre toutes ces facettes dans la voix est un grand défi.

Dans « Rheingold », la veille du « Ring », Alberich est le plus grand adversaire de Wotan ; selon quels critères avez-vous choisi le chanteur d’Alberich ?

Alberich est mû par des instincts primaires – luxure, avidité, vengeance. Il ne peut pas se contenter de chanter joliment ! Alberich est lui aussi un personnage aux multiples facettes, mais il n’a pas autant de moments lyriques et animés que Wotan. Alberich brille surtout par son ambiguïté. Quand il maudit l’amour, il peut aussi être très sauvage. Tout cela est très archaïque. Chez nous, c’est Christopher Purves, lui aussi un grand acteur, qui sait utiliser sa voix avec une incroyable richesse de nuances. Wotan et Alberich sont tous deux des rôles de baryton-basse ; il est important qu’ils n’aient pas la même couleur vocale, sinon ils se ressemblent trop.

Ce qui est particulier dans notre distribution du « Ring » ici à l’Opéra, c’est que les personnages sont incarnés par les mêmes chanteurs dans les quatre parties ; ce n’est pas toujours le cas.

C’est déjà la plupart du temps le souhait de faire cela – mais cela ne fonctionne pas toujours pour des raisons de disposition. Bien sûr, c’est très agréable que cela ait fonctionné ainsi chez nous ; surtout quand on présente les quatre pièces sous forme de cycle, cl est encore plus amusant de suivre l’évolution des personnages.

Vous l’avez déjà mentionné tout à l’heure : Klaus Florian Vogt fera des débuts importants dans le rôle de Siegfried à l’Opéra de Zurich.

Siegfried est un peu considéré comme un rôle de tueur. Il n’apparaît certes qu l au troisième soir de la tétralogie – précisément dans « Siegfried » – mais il doit alors relever un énorme défi. Au début, il est un adolescent enfantin et impétueux, débordant de force ; plus tard, il devra se montrer tendre envers sa mère et mener sa voix de manière très lyrique. Au troisième acte, dans le duo avec Brünnhilde, il doit à nouveau chanter avec une force incroyable. Il doit donc couvrir un large spectre, allant de moments très sensibles et lyriques à des moments très dramatiques, le tout pendant cinq heures. Klaus Florian Vogt a une grande expérience des rôles wagnériens, il a chanté Lohengrin et Parsifal dans de grandes maisons d’opéra et gère sa voix de manière très intelligente. Je me réjouis particulièrement des moments lyriques avec lui. Ce sera d’une beauté comme on en a rarement entendu dans « Siegfried ». Ses débuts dans ce rôle sont très excitants pour tout le monde de l l opéra. C’est d l autant plus beau qu’il a lieu ici, chez nous, à Zurich !

La taille de notre opéra, l’intimité de la salle de spectacle jouent-elles aussi un rôle ?

Oui, j’en suis sûr. LI Opéra de Zurich n lest pas le Met ou Chicago, où il faut remplir une salle de 2000 ou 4000 personnes. Ce sont de tout autres dimensions. Je trouve très intelligent de la part de Klaus Florian Vogt d’essayer d’abord ce rôle chez nous. Ici, à Zurich, il peut également compter sur une équipe musicale extrêmement compétente qui le soutient de manière fantastique et qui parcourt avec lui ce chemin vers ses débuts dans le rôle. Cela a peut-être contribué à sa décision.

Dans cette production, Camilla Nylund fait ses deux grands débuts dans le rôle de Brünnhilde.

Pour Camilla Nylund, c’est exactement le moment de faire ses débuts dans ce rôle incroyablement difficile. Brünnhilde exige également de la chanteuse une très large palette vocale et scénique – de la jeune femme pleine d’une joie de vivre exubérante dans le premier acte de la « Walküre » à la rebelle qui s’oppose à son père, en passant par la protectrice empathique de Sieglinde. Brünnhilde est une femme forte et intelligente qui est malmenée au cours de l’histoire ; dans la « Gôtterdëmmerung », on souffre vraiment beaucoup avec elle lorsqu’elle est si terriblement trompée et qu’elle perd Siegfried. Et la fin, son chant d’adieu – c’est pour moi l’un des plus grands moments de la littérature musicale ! Camilla Nylund chantera d’ailleurs Isolde pour la première fois cette saison ici à Zurich ; il existe entre elle et l’Opéra une relation de confiance particulière dont je suis très heureux. De plus, Klaus Florian Vogt et Camilla Nylund se connaissent très bien et se sont déjà souvent produits ensemble. Leurs voix vont très bien ensemble. Les voir tous les deux dans le troisième acte de « Siegfried » sera quelque chose de très spécial, et je m ien réjouis beaucoup.

 

L’entretien a été mené par la dramaturge Beate Breidenbach.
Extrait du dossier de presse de l’Opéra de Zurich.