Wagner a toujours été une des passions du musicologue Jean-Jacques Nattiez. Notre revue a déjà eu l’occasion d’accueillir ses articles et notre cycle de conférences, de le recevoir comme orateur. À coter ses travaux pionniers en sémiologie musicale et sur Pierre Boulez, il a publié plusieurs études consacrées au compositeur allemand. Son dernier livre, Les récits cachés de Richard Wagner – Art poétique, rêve et sexualité du Vaisseau fantôme à Parsifal, vient de paraître aux Presses de l’Université de Montréal. Se rendant compte de la difficulté pour les admirateurs des œuvres de Wagner, de la lecture de plusieurs de ses livres antérieurs lourdement chargés en citations, exemples musicaux pointus et analyses musicales techniques, Nattiez a réuni en un petit livre l’essentiel de ses conclusions.
Extrait de l’introduction
Richard Wagner (1813-1883) fait incontestablement partie de l’univers du théâtre lyrique et de l’histoire de la musique pour dix opéras aujourd’hui inscrits au répertoire1, mais aussi pour des textes qui, dans leur traduction française, n’occupent pas moins de treize volumes. S’il a écrit tant d’articles et quelques livres parallèlement à la rédaction des livrets de ses opéras et à la composition de leur musique, c’est parce qu’il voulait en éclairer la raison d’être, la portée esthétique et le contenu philosophique. Beaucoup ne sont pas d’accord avec cette affirmation et se dispensent de prendre en considération ses textes en prose dont ils critiquent, non sans raison, la piètre qualité littéraire : Nietzsche qualifiait leur langue d’« allemand de marécage ». Malgré les difficultés que présente leur lecture, il n’y a pas de raison de se priver des clés de compréhension qu’ils nous donnent sur l’œuvre wagnérienne. Si ce n’était pas le cas, pourquoi Wagner aurait-il tenu à ce que l’on entreprenne de les regrouper en dix volumes au moment de l’ouverture du Festival de Bayreuth en 1876 ?
Fort de cette conviction, on peut prendre au sérieux la sexualisation qu’il propose, dans Opéra et drame, de l’« intention poétique » – principe masculin – qui féconde la musique – principe féminin – pour interpréter certains des personnages de L’Anneau du Nibelung, ce qui peut conduire à lire dans cette Tétralogie une histoire métaphorique de la musique. En mettant en rapport le solo de cor anglais qui ouvre le troisième acte de Tristan et Isolde avec des passages de son autobiographie, Ma vie, et son essai intitulé Beethoven, il est possible d’y voir une mise en musique de la philosophie de Schopenhauer et de faire de Tristan… le compositeur de Tristan. Wagner a en outre écrit six textes qui permettent de suivre à la trace la naissance et le développement d’une pensée odieusement antisémite ; il convient de les étudier attentivement pour reconnaître le contenu raciste non seulement de ses livrets mais aussi de certains aspects de sa musique.
De l’examen de ces angles d’attaque, on peut tirer deux grandes conclusions qui vont traverser le présent livre :
- la plupart des opéras de Wagner contiennent, implicitement ou explicitement, un art poétique de ses œuvres, c’est-à-dire un ensemble de principes qui en régissent la production ;
- dans cet art poétique, il y a un lien étroit entre la conception du drame musical, la fonction du rêve et la figure de l’androgynie qui est au cœur de sa vision de la sexualité.
M’appuyant dans le détail sur les exigences de la musicologie pour légitimer mes interprétations, j’ai rédigé trois ouvrages de plus de 400 pages chacun dans lesquels je n’épargnais pas aux lecteurs et aux lectrices l’examen critique de la littérature liée à ces sujets. Dans Wagner androgyne, je me suis livré à l’étude de l’ensemble des textes théoriques de Wagner. Dans Analyses et interprétations de la musique, j’ai eu recours à de nombreux paradigmes de la musicologie : les analyses structurales de la musique, les outils de la psychologie expérimentale, la transcription et la dissection des esquisses du solo de cor anglais, les liens avec des musiques de tradition orale et celles de certains de ses contemporains, l’exégèse philosophique. Dans Wagner antisémite [1], j’ai cherché à traquer tous les arguments qui reconnaissent ou qui nient la présence de positions antisémites dans ses écrits, sa correspondance et ses œuvres. Dans ces trois livres, je n’ai pas reculé non plus devant la prolifération de nombreuses citations, d’exemples musicaux pointus et d’analyses musicales techniques. Cette optique résolument scientifique avait son revers : je courais le risque que, chemin faisant, les mélomanes qui n’ont aucune raison d’être familiers avec les exigences pédagogiques de la musicologie perdent de vue mon objectif fondamental, à savoir l’éclairage de ce que je crois être la signification profonde des opéras considérés.
Je dois à un collègue, fin lecteur de mes travaux, de m’avoir alerté sur cette difficulté. Claude Abromont, éminent professeur d’analyse au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, a craint que les admirateurs des oeuvres de Wagner, pourtant concernés au premier chef par mon propos, ne se rendent pas jusqu’au bout de mes démonstrations ou, tout simplement, en ignorent l’existence. Il m’a encouragé à réunir en un petit livre l’essentiel de mes conclusions.
Je fus d’autant plus sensible à la suggestion de Claude Abromont que, dans des études dispersées, en particulier dans Wagner androgyne, ouvrage aujourd’hui épuisé, j’avais tenté de montrer que, dans les livrets de Wagner, un récit pouvait en cacher un autre. De plus, la plupart de mes recherches avaient fait l’objet de longues notes de programme ou de conférences destinées au large public des grandes maisons d’opéra qui me les avaient commandées : le Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles, l’English National Opera de Londres et, en Italie, le Teatro Bellini de Catane, le Teatro Communale de Bologne et la Scala de Milan. En y ajoutant quelques études inédites, ce sont ces textes que je reprends ici, avec souvent de profondes révisions afin de les intégrer dans la thématique qui parcourt ce livre : montrer comment l’art poétique de Wagner, certains traits fondamentaux de son style musical et beaucoup de ses personnages sont dominés par la figure du double. En regroupant pour la première fois en un même volume toutes ces contributions, j’espère exposer que mes diverses études des grands opéras de Wagner sont, du Vaisseau fantôme à Parsifal, autant de variations sur un même thème. En dépassant les investigations érudites qui m’ont occupé de longues années, en proposant chaque fois un résumé de l’œuvre considérée, ce qui permet de distinguer entre le sens littéral des opéras et le récit sous-jacent qu’ils recèlent, je forme le vœu que la présentation synthétique de mes conclusions au fur et à mesure de l’examen des œuvres permette de mieux comprendre et apprécier les opéras de Wagner, et de s’expliquer la force séductrice de sa musique, même lorsqu’elle est associée à un contenu idéologique inacceptable. […]
Extrait de la quatrième de couverture
Les dix opéras de Wagner inscrits au répertoire mettent en musique des légendes médiévales et des mythes germaniques ou scandinaves : de la trahison de Lohengrin à l’hymne à l’amour que chante Tristan à Isolde, en passant par l’engloutissement des dieux dans la Tétralogie et la rédemption de Parsifal. Mais le défenseur de « l’œuvre d’art de l’avenir » est également très préoccupé des principes poétiques qui gouvernent leur création. Explicitement, dans Tannhäuser et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Implicitement, par le biais de personnages traités comme des allégories de la poésie et de la musique, dans Lohengrin, la Tétralogie et Tristan.
Projetant les principes théoriques de Wagner sur ses œuvres, Jean-Jacques Nattiez fait apparaître les récits cachés derrière la lettre de leur propos, en montrant le rôle que jouent les emprunts à des formes classiques de l’opéra, le recours à des métaphores sexuelles et la fonction de la musique dans ce qu’il appelait « l’oeuvre d’art totale ». Dans ce but, il examine la figure de l’androgyne et l’utilisation du rêve pour mieux cerner la nature des relations entre la poésie, le drame et la musique dans chaque opéra.
Le présent livre se veut une synthèse des idées maîtresses de l’auteur à propos de Wagner. Exempt de digressions techniques, il s’adresse au mélomane, à l’amateur de musique et à l’admirateur du maître de Bayreuth soucieux de découvrir des aspects insoupçonnés de son œuvre.
Jean-Jacques Nattiez. Les récits cachés de Richard Wagner. Art poétique, rêve et sexualité du Vaisseau fantôme à Parsifal. Les Presses de l’Université de Montréal, janvier 2018, 160 p.
[1] Wagner androgyne. Essai sur l’interprétation, Paris, Christian Bourgois, 1990 ; Analyses et interprétations de la musique. La mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, Paris, Vrin, 2013 ; Wagner antisémite. Un problème historique, sémiologique et esthétique, Paris, Christian Bourgois, 2015.