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Les Mystères d’Eleusis, Schuré et Wagner

d’après la conférence du 2 février 2013 au Cercle belge francophone Richard Wagner, Bruxelles.

Par le Docteur Paul GRUSELLE.

 

Lorsque notre vice-président Jean-Paul Mullier me pro-posa le sujet de cette conférence, j’acceptai donc, quoique membre récent du Cercle, sans doute dans un moment d’égarement et de témérité, mais avec beaucoup de joie et de fierté, de parler d’un sujet bien difficile, une hydre à trois têtes : Édouard Schuré, un des plus vifs partisans français de Wagner, les Mystères d’Éleusis de la Grèce antique,auxquels Schuré s’est beaucoup intéressé, et leur possible relation avec Richard Wagner.
Plantons d’emblée le décor en rappelant qu’Éleusis est un lieu très fameux dans le monde antique. Il s’agit d’une petite bourgade située à une vingtaine de kilomètres d’Athènes, abritant de toute antiquité un culte de Déméter,la déesse de l’agriculture; qui deviendra un culte mystérique, un culte à Mystères , un culte initiatique, brillant de tout son éclat pendant plus de dix siècles, et vers lequel l’on se déplaçait de tout le monde antique pour une initiation très fameuse : les Grands Mystères d’Éleusis. Mais si, depuis pas mal d’années, j’avais pas mal travaillé sur Éleusis, dans le cadre plus vaste des cultes à Mystères,c’est-à-dire des cultes initiatiques du monde antique grec et romain, je ne connaissais pas ce grand wagnérien qu’était Édouard Schuré.(1)(2).

Dans ma bibliothèque personnelle, je le trouvai non sans surprise dans un livre sur l’occultisme !! (3) auprès de Papus, Allan Kardec, Stanislas de Guaita, Saint-Yves d’Alveydre ….. l’occultisme, qui peuple le monde suprasensible d’esprits élémentaires invisibles et de forces astrales mystérieuses…!
Ecrivain, musicologue, auteur de théâtre et philosophe, excellent pianiste (1) Edouard Schuré a été profondément marqué par la personne et l’œuvre de Wagner, à qui il consacre plusieurs ouvrages enthousiastes et dont il sera un fervent propagateur. Pierre-Louis Cordier (1) écrit dans la Revue de notre Cercle

Edouard Schuré fut l’un des rares à comprendre alors l’essentiel du wagnérisme, la fusion des Arts au service d’une oeuvre commune :
Le philosophe y découvrira des pensées profondes, une théorie originale de l’Univers ; le musicien y entendra une admirable symphonie ; le peintre y verra une succession de tableaux pittoresques

Schuré écrira aussi beaucoup sur Éleusis, qu’il inscrit vraiment dans son système de pensée, nous verrons comment et pourquoi.

Wagner, Mignaty, Steiner et Schuré

Schuré (2) est français, alsacien et fier de l’être, né à Strasbourg le 21 Janvier 1841, dans une famille protestante; ses parents perdent un enfant avant lui et un autre après lui. (10 ) . Il a 5 ans quand sa mère meurt de fièvre puerpérale; il la verra morte. On a imaginé que l’enfant s’est demandé « où s’est envolé l’ange gardien ? » (10).
Il a 14 ans quand décède son père, médecin, et est alors élevé dans une école protestante.
Il terminera sans enthousiasme excessif des études de droit à Strasbourg, en 1861 ; son grand- père maternel est le doyen de la faculté ; mais en s’intéressant surtout aux lettres et à la philosophie, étudiant la littérature notamment allemande, découvrant Kant, Schopenhauer, Hegel, Spinoza, aussi Descartes.
Il s’intéressera aussi aux Mystères antiques, découvrant avec passion un livre de Georg Friedrich Creuzer : Religions de l’antiquité Considérées Principalement Dans Leurs Formes Symboliques et Mythologiques, ouvrage savant qui décrit ce qu’on imaginait à l’époque à propos des Mystères d’Éleusis.

L’héritage de son grand-père lui permet de vivre désormais de ses rentes, il part voyager et vivre en Allemagne pour documenter une Histoire du Lied déjà entreprise depuis ses études et qui sera publiée en 1866. (2)
Ainsi, cet alsacien a une double culture, française et germanique, et un esprit très ouvert sur le monde. Pour éclairer l’histoire de sa vie, citons de lui une phrase essentielle :

Trois grandes personnalités ont agi d’une manière souveraine sur ma vie : Richard Wagner, Marguerite-Albana et Rudolf Steiner. Si je pouvais sonder le mystère de ces trois personnalités et en faire la synthèse, j’aurais résolu le problème de ma vie.

C’est en 1865 que Schuré va découvrir Wagner, le premier des trois : à 24 ans, le 10 juin 1865, à l’Opéra de Munich,
Schuré assiste avec un billet gratuit à la première de Tristan et Isolde. (5). Il nous en fait le récit dans Souvenirs sur Richard Wagner. La première de Tristan et Iseult, 1900. Il décrit le jeune roi Louis II, 20 ans, dans sa loge :

il rayonnait d’une beauté merveilleuse [et avait] les yeux perdus dans son rêve […] M. de Bülow leva son bâton de chef d’orchestre, et le prélude commença…

Schuré (5) est totalement captivé, conquis, objet d’un total « enchantement » au sens propre du mot. Il fait une longue description émerveillée de l’opéra, puis

Le lendemain et le surlendemain, je ne pus penser   à autre chose. Les scènes enchanteresses du drame passaient nuit et jour devant mes yeux. La musique m’enveloppait toujours de sa magie.

Il assiste aux trois représentations suivantes, puis écrit une lettre très admirative à Wagner, qui le reçoit Briennerstrasse à Munich ; très impressionné par le maître, subjugué parsa fougue, Schuré nous fait un long et passionnant récit decet entretien, dans le même ouvrage.En 1866, il déménage de Berlin à Paris, épouse Mathilde Nessler ( ? – †1922), soeur de son camarade le musicien Victor Nessler (de Barr), alsacienne, fille de pasteur, pauvre et sans dot.
Il écrira dans Le Rêve d’une vie (4) qu’il ressentait pour elle :

une tendresse fraternelle intime et profonde…

Le couple reste sans enfants.
Après la défaite française dans la guerre franco-prussienne de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine, Schuré quitte sa terre natale pour des années et passe en Suisse où il publie une brochure virulente intitulée L’Alsace et les prétentions prussiennes. Il restera toutefois en relation avec Richard Wagner, malgré la virulence anti-française de celui-ci ; et continuera à tenter d’ouvrir les esprits français à la musique wagnérienne.(6)
Richard Wagner (1) écrira à Catulle Mendès :

J’aime les français, je déteste les alsaciens, excepté le seul Schuré qui a reçu mon absolution absolue

En 1871, sur invitation de Malwida von Meysenbug, qui est une amie, il va séjourner à Florence où il fait la connaissance de Marguerite- Albana Mignaty, (1821-1887), grecque de Corfou qui brille par sa beauté, son intelligence, son érudition. Elle dirige un salon littéraire à Florence. C’est le coup de foudre instantané. Elle sera son inspiratrice, décuplant sa créativité littéraire, l’orientant vers l’étude des traditions spirituelles ; dont sortira le plus célèbre livre de Schuré, Les Grands Initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions,1889, qu’il va dédicacer à la mémoire de Marguerite.(7)

Il lui écrira des milliers de lettres qui sont aux Archives de Strasbourg..
Il a 30 ans, elle en a 50 ; il écrira :

Par une attraction magnétique instantanée le coup de foudre était tombé sur nous (4). Le rêve d’une vie (1928.)

A sa mort en 1887, il continuera à ressentir sa présence autour de lui comme une sorte d’« être astral »- peut être
comme il a vu sa mère morte ? … la face occultiste de sa personnalité.

Ce célèbre livre Les Grands Initiés 1889 , 143 éditions,(7) qui comporte un chapitre sur Éleusis, décrit l’histoire secrète des religions, égrenant successivement les grands prophètes, messies, réformateurs, éveilleurs d’âme …. :

RAMA, le cycle aryen
KRISHNA, l’Inde et l’initiation brahmanique
HERMÈS, les Mystères de l’Egypte
MOÏSE, la mission d’Israël
ORPHÉE, les Mystères de Dionysos
PYTHAGORE, les Mystères de Delphes
PLATON, les Mystères d’Eleusis
JÉSUS, la mission du Christ

Oeuvre qui ne laisse pas indifférent, avec des aspects ésotériques et mystériques, qui a convaincu certains lecteurs, lesquels y ont vu des éveilleurs de conscience, des esprits libres et réformateurs, révoltés contre l’oubli de l’être et le triomphe des tyrannies spirituelles (8) ; œuvre très personnelle, avec des propos parfois stupéfiants – portée par une imagination exaltée, qui décrit par exemple Moïse mourant adorant Jésus-Christ ….ou qui raconte minutieusement l’initiation de Jésus au 4e grade des Esséniens…..œuvre qui s’ordonne vers le dévoilement progressif d’un sens (11) et dont le fil rouge semble très clairement être celui-ci : que l’évolution souterraine de la pensée religieuse des hommes trouve son aboutissement en Jésus-Christ.

Bien plus tôt, en 1875, étaient parus les deux volumes de sa grande étude sur la musique, Le Drame Musical : (6)

  • premier tome : La musique et la poésie dans leur développement historique
  • second tome : Richard Wagner, son œuvre et son idée où il analyse avec ferveur et en détail chaque opéra wagnérien.

L’ouvrage commence par une description de Wagner dont le front :

monte, abrupt, inabordable et audacieux, comme le front du Wetterhorn chargé d’orages. Ce front étrange et superbe inspire au premier abord une admiration mêlée d’effroi. On se trouve en présence d’un esprit supérieur …etc

L’année suivante, en 1876, Schuré rencontre Wagner pour la dernière fois à Bayreuth, lors du premier festival. Dès alors, il ne répondra plus aux invitations du maître, dont il admire et propage l’œuvre, mais ne supporte plus le chauvinisme germanique outrancier et anti-français. Il saura toujours faire la part entre le grand créateur qu’il admire et l’homme avec ses excès.
Pour lui, nous dit Pierre-Louis Cordier (1):

Richard Wagner « était le plus universel des artistes même si, comme homme, il restait un Teuton obstiné.

De retour à Paris, il collabore à plusieurs grandes revues littéraires et poursuit une œuvre très prolifique ; théâtre, critique littéraire, roman, traductions…..mais qui après lui sombrera quelque peu dans l’oubli, sauf Les grands Initiés et aussi sa littérature wagnérienne.

Puis la rencontre avec Rudolf Steiner :
Une des œuvres théâtrales de Schuré : Les Enfants de Lucifer attire l’attention des milieux théosophiques ; ( la théosophie est comme on sait la doctrine néo-spiritualiste révélée et diffusée par Helena Petrovna Blavatsky ), ce qui mènera à la rencontre de Schuré avec Rudolf Steiner, secrétaire général de la section allemande de la Société Théosophique, philosophe, spécialiste de Goethe, chrétien, occultiste ; c’est donc le troisième être qui marquera sa vie : Rudolf Steiner, avec qui Schuré fera « un long bout de chemin », le considérant comme un maître spirituel. Deux des pièces de théâtre de Schuré seront enfin jouées, ce sera pour l’ouverture de congrès théosophiques à Munich : Le Drame sacré d’Éleusis remanié et adapté en langue allemande, en 1907, et Les enfants de Lucifer.

A la suite de Steiner, Schuré démissionnera plus tard de la Société Théosophique où, en raison d’une évolution de plus en plus hindouisante, la place du Christ était si j’ose dire en perte de vitesse. Steiner fondera le 3 février 1913 la Société Anthroposophique Universelle où Schuré le rejoindra.

La première guerre mondiale l’écartera douloureusement de Steiner, pangermaniste.
Ils se réconcilieront en 1921.
Schuré meurt à Paris en 1929, à 88 ans.

Dans son livre de 1926 : Le théâtre initiateur. La Genèse de la tragédie. Le drame d’Eleusis, Schuré qui a 85 ans étudie notamment : L’Occulte dans la vie et l’oeuvre de Richard Wagner. Je ne l’ai trouvé qu’en traduction anglaise (9) ; je résume très brièvement.

Pour Schuré, Wagner évolue dans les trois mondes : le matériel, l’astral et le divin ; le monde astral étant celui des esprits élémentaires, des puissances cosmiques occultes…(9)(11)
Avec Nietzsche, Schuré évoque chez Wagner une âme luciférienne créatrice, contrôlée par un génie sublime, un double céleste qui guide cette âme vers une fin de délivrance et de rédemption : ÂME LUCIFERIENNE versus GENIE CELESTE.
Schuré commence par évoquer l’ambiance surnaturelle qui imprègne le Vaisseau Fantôme, entre le monde des hommes et le monde des esprits, puis relate « les dangers de l’initiation occultiste » qui pourrait créer une dissociation de la personnalité en :
– d’une part le double inférieur ou gardien du seuil, qu’il place ici dans Tannhäuser,
– et d’autre part le double supérieur, l’Archange de génie, gardant le passage vers les splendeurs spirituelles de
Lohengrin.
Puis Tristan, l’ésotérisme de l’amour-passion et l’apothéose d’Isolde qui voit l’âme de Tristan quitter son corps vers un océan de lumière sonore … et, comme nous avons pu le lire récemment sous la plume de Patrice Henriot dans notre « note d’information » (12):« Isolde aspirant à l’éternité du pays des ombres, à la lumière d’un autre ordre… »

Puis la cosmologie païenne du Ring et, apothéose, Parsifal et la glorification du Christ ésotérique dans la tradition du Saint Graal.
Schuré, dans : Souvenirs sur Richard Wagner (5) fait dire au Maître :

chaque homme a son démon, et le mien est un monstre effroyable…Quand il rôde autour de moi, une catastrophe est dans l’air… »

Au fil de toute son œuvre , Schuré évoqua et peaufina l’idée du THÉÂTRE DE l’ÂME, le fameux “THÉÂTRE INITIATEUR”, avec des drames impliquant des héros et des dieux, nourri d’un ésotérisme initiatique , « saturé du mystère
de l’occulte » et destiné à réformer la psyché, à élever l’âme vers des réalités supérieures. ( 11)( 13)

Pour Timothée Picard (11), Schuré veut démontrer que Wagner est un initié dont l’oeuvre, notamment dans Tristan,fait une incursion dans ces trois mondes susnommés : terrestre, astral et divin (11), (pp 198 à 201), et Timothée Picard conclut :

les cinq pièces qui constituent le Théâtre de l’âme sont donc comme un point d’aboutissement de la trajectoire wagnéro-occultiste de Schuré.

Il s’agit de :

  • Les Enfants de Lucifer (1896 – 1897)
  • La Sœur Gardienne ( 1900)
  • La Roussalka (1902)
  • L’Ange et la Sphinge ( 1902)
  • Léonard de Vinci (1905)

« WAGNER à ELEUSIS selon SCHURE :
Timothée Picard ajoute (11):

(…) Cette pensée du théâtre initiateur à travers Wagner finit chez Schuré par se cristalliser autour du rêve d’Eleusis. Schuré se passionnera pour cette question pendant toute la deuxième moitié de sa vie.

Et il poursuit même par :

Mettre Wagner à Eleusis, c’est vouloir éveiller le mystère oriental qui dormait sous des siècles de culture européenne, marqués par la pure et calme beauté de la Grèce classique

Le texte de la pièce de Schuré Le Drame sacré d’Eleusis (13) ( contenu dans : Sanctuaires d’Orient, 1898) m’a laissé perplexe : à la vérité , l’auteur nous propose des dialogues « de type sublime », touffus et un peu excentriques, mêlant à Éleusis les dieux et les hommes, dans des lieux divers, dans les enfers, entrecoupé de considérations spiritualistes variées … ce texte m’est apparu comme un extravagant voyage imaginaire, servi par une plume certes érudite et chatoyante, mais avec une totale liberté poétique vis-à-vis de la vérité historique ; à vrai dire ce texte peut absolument heurter et apparaître comme un peu farfelu, peu enthousiasmant , exalté et totalement décalé…oserais-je dire qu’à notre époque un hypothétique lecteur pourrait le ressentir comme ….une élucubration assez kitsch …..

Par ailleurs, clairement dit, pour Schuré comme pour Steiner, tous deux ésotéristes et occultistes chrétiens anthroposophiques, le fil rouge est donc que la révélation d’Éleusis contient et annonce celle de Jésus-Christ ….. type de rêverie qui me paraît, autorisez ma franchise, une récupération dépourvue de tout fondement objectif, et vide de sens.
Car, à la vérité, qu’est-ce en réalité que ELEUSIS ?

Les MYSTERES d’ELEUSIS …

Voilà bien un nom dont l’évocation ouvre un vaste espace imaginaire, un espace magique….

Je vous l’ai donc rappelé, Eleusis est un lieu célébrissime dans le monde antique : cette petite bourgade voisine d’Athènes abritait donc de toute antiquité un culte de Déméter, la déesse de l’agriculture ; qui deviendra un culte initiatique, mystérique, un culte à Mystères, brillant pendant plus de dix siècles, et vers où l’on se déplaçait de tout le monde grec antique pour une initiation très fameuse culminant dans les Grands Mystères.
Un megaron mycénien primitif y aurait existé depuis le 14e siècle avant notre ère (14),( pp 33-34) ; et les « Mystères » y sont attestés depuis le 7e siècle avant notre ère.
Ainsi, un texte de 610 , connu comme l’« Hymne (pseudo) Homérique à Déméter » ( 15 )(16) nous dit :

Heureux parmi les hommes de la terre celui qui possède la vision de ces Mystères ! Au contraire, celui qui n’est pas initié à ces rites sacrés, et celui qui n’y participe point, n’ont pas le semblable destin, même lorsqu’ils sont morts dans les humides ténèbres.

Autrement dit, dans ces conditions, le sort de l’homme après la mort ne dépend pas de ses mérites, mais du fait qu’il a été ou non initié ; croyance qui sera souvent dénoncée ou raillée, par Diogène par exemple. (17) ( p.673.)

Les cultes à mystères sont nombreux dans l’antiquité gréco-romaine, existant souvent comme autochtones dès l’époque archaïque ; les plus célèbres sont :

  • les cultes de Dionysos,
  • le culte sanglant de Cybèle et Attis,
  • le culte d’Isis,
  • l’orphisme,
  • le culte de Mithra d’importation tardive,
    et tant et tant d’autres …

Leur étude demande de la rigueur : relisons les pages magnifiques de Walter Burkert (18).( p ;14-15): ne pas les lire à la lumière des conceptions de notre époque, ni avec le christianisme comme système de référence, comme s’ils en étaient les précurseurs annonçant « une spiritualité plus haute » ….ni d’ailleurs via des analogies avec d’autres sociétés dans l’histoire ; car similitudes ou ressemblances ne signifient pas identité ou filiation ! – savoir aussi que les rites d’Eleusis par exemple ont forcément évolué en plus d’un millénaire d’existence.
Les Mystères d’Eleusis (14)(15) (16)(18) (19) ( 20) (21) ont été l’objet de nombreux travaux, qui n’ont pas toujours éclairé la question, souvent même l’ont obscurcie. Après les brouillards de la légende et l’espace-temps des bibliothèques, aujourd’hui, les discours aussi enthousiastes que fumeux, les divagations aussi autoritaires que non argumentées, dans les livres et dans le souk de l’Internet, tout cela n’a pas fait la lumière sur cette fascinante question. Prenons Schuré et Rudolph Steiner….
Mais sans doute : (22):

Emprisonnée dans le temps par le respect des anciens, l’intégralité du secret des Mystères d’Eleusis ne sera jamais révélée.

ELEUSIS et son culte dédié à Déméter, la déesse de l’agriculture, furent annexés par Athènes au 7e siècle avant notre ère, acquérant alors un rayonnement exceptionnel grâce aux cérémonies d’initiation qui s’y déroulaient chaque année. C’est sur la forme athénienne des Mystères que nous sommes renseignés.

Selon la tradition, les Mystères auraient été fondés par la déesse Déméter elle-même( à gauche) pendant la longue quête de sa fille Perséphone ou Corè(à droite) enlevée par le dieu des morts Hadès (Аιδης , Αδης ), encore appelé Pluton. (Рλουτων).

Selon le mythe, Perséphone, que l’on nomme aussi Corè, c.à.d la jeune fille, la vierge , fille de Zeus et de Déméter la déesse des moissons, cueillant des fleurs dans un champ, saisit un narcisse, la terre s’ouvre, elle est enlevée, aspirée sous terre par le maître des enfers, le dieu des morts, HADES encore nommé PLUTON – en fait avec la complicité de ZEUS, son père incestueux.
Elle résiste vainement et pousse un cri aigu, un cri que sa mère Déméter, au loin, entend avec effroi, avec douleur : sa fille a disparu au Royaume des morts.
Les dieux ignorent la mort et la souffrance, et Déméter devient la seule, l’unique , parmi les Olympiens éternels, qui sache ce que sont la mort et la souffrance…
Elle ne veut plus être déesse, elle se précipite à la recherche de sa fille, errant neuf jours à la surface de la terre, des torches à la main. Elle ne se nourrit plus, ne se lave plus.
Après diverses péripéties, elle apprend qu’elle ne reverra plus sa fille ; laquelle est reine, mais au séjour des morts. Déméter abandonne l’Olympe, elle vivra sur la terre au milieu des hommes, qui savent ce qu’est la séparation avec un être chéri.
Déméter arrive à Eleusis, s’assoit près du puits, sous l’apparence d’une vieille femme ; elle s’engage chez le roi et la reine d’Eleusis, Céléos et Métanire , pour s’occuper de leur petit enfant, Démophon.
Déméter dans sa douleur refuse de faire pousser la végétation et les moissons ; la terre se dessèche. Une vieille paysanne finit par la dérider avec des plaisanteries assez lestes. La déesse accepte de prendre une boisson, bien rustique, un peu d’eau avec de la farine et du pouliot, qui est une sorte de menthe : ce sera le Κυκεών, le Cycéon, la boisson sacrée des mystères d’Eleusis.
Finalement, Déméter se fait reconnaître des hommes d’Eleusis, qui l’honorent et tentent d’apaiser son deuil ; elle leur promet d’instituer les Mystères et demande qu’ils lui construisent un grand temple.
Mais la terre reste stérile, et les hommes vont mourir de faim, privant les dieux de leurs hommages; car la déesse refuse de faire sortir le grain du sol, tant qu’elle n’aura pas revu sa fille.
Zeus envoie aux Enfers Hermès le messager, pour demander à Hadès de rendre Perséphone. Hadès cède finalement, mais avant son départ, il lui offre un pépin de grenade, la nourriture des morts ; après en avoir mangé, l’imprudente est piégée comme par une loi magique (46) : elle n’est plus autorisée à remonter sur la terre.
Finalement, Zeus tranche : il partage la vie de la jeune fille entre sa mère et son époux : elle restera un tiers de l’année dans le monde des morts, puis, les huit mois de la belle saison, elle remontera retrouver sa mère dans l’Olympe.
Ainsi, l’hiver, la terre dépérit de tristesse ; les hommes enterrent le grain en le plantant ; au printemps, Perséphone remonte au jour, et ramène sur terre le printemps avec elle enseveli. (46) ; et la mère et la fille, heureuses de se retrouver, font fleurir la végétation.
Déméter, heureuse, donne un grain de blé à Triptolème, le jeune héros éleusinien ; et lui fait cadeau d’un char tiré par des dragons ailés pour parcourir le monde en y semant partout des grains de blé….
Et la déesse tient sa promesse en instituant les Mystères, qui donnent aux hommes l’espoir d’une vie heureuse après la mort.

Comme signalé, c’est sur la forme athénienne des Mystères que nous sommes renseignés. Il y avait en fait des parties publiques ; fêtes, processions…. et des parties réservées aux mystes : deux initiations et des drames liturgiques.
Le rite était supervisé par l’état athénien, avec un clergé complexe, des prêtres et des prêtresses ; certains prêtres étaient aussi magistrats.
Les Mystères étaient frappés du sceau du secret, dont la divulgation était passible de la peine de mort. Alcibiade fut traqué pour avoir parodié les Mystères dans une soirée privée, avant de partir pour l’expédition de Sicile.

Le culte appartenait à deux familles, les EUMOLPIDES ou descendants d’Eumolpe, et les KERYCES, familles qui étaient maîtresses , propriétaires, des Mystères et avaient « accepté » – entre guillemets – de faire part aux citoyens des rites que la déesse avait enseignés à leurs aïeux.
De la famille des Eumolpides provenait le Hiérophante, (ιερο – φάντης ), littéralement : « celui qui montre les objets sacrés »- la plus haute fonction – une espèce de pontife suprême, à la fois prêtre et magistrat, installé solennellement, nommé pour la vie.
De la famille des Kéryces ( du mot : κηρυξ , héraut ) provenait le Dadouque, prêtre de haut rang, qui dans la cérémonie d’initiation portait la double torche, attribut de Corè, qui éclairait faiblement l’obscurité où cheminaient les mystes.
De cette famille provenait aussi le « hièrokèryx » ou « Héraut sacré » (18) ( p. 45 ).

Tout commençait par les Petits Mystères qui se déroulaient en février-mars, au mois d’Anthesterion, à AGRA ou AGRAI, faubourg d’Athènes, sur la petite rivière Illissos.Il est probable que le myste, le candidat, se voyait attribuer un « mystagogue », une espèce de parrain qui lui fournissait des explications et l’aidait à se préparer ; mais nous ignorons à quoi exactement. Rien n’indique une préparation morale ou métaphysique. Il y avait certainement des instructions et une purification par des ablutions avec l’eau de la rivière.
Dans une publication (19) de février 2009, le grand spécialiste français Robert Turcan rappelle que certaines pièces archéologiques (urne, sarcophage, bas-relief, etc.) semblent dépeindre les Petits Mystères (18)(19) :

Quatre scènes :

  • Un homme voilé est assis sur la toison d’un bélier ; devant lui, un prêtre verse sa libation sur l’autel allumé; derrière lui, la déesse Corè –Perséphone abaisse ses deux torches contre le candidat comme pour l’immuniser sacramentellement.
  • Le postulant est voilé, assis sur un escabeau recouvert d’une toison, avec une corne de bélier sous le pied. Une prêtresse tend un van au- dessus de sa tête baissée et voilée.
  • Un prêtre avec un plateau d’offrandes verse une libation. Héraclès, vêtu de la peau du lion, s’avance vers un autel bas avec un porcelet pour le sacrifice.
  •  Dèmèter, des épis de céréales dans les cheveux, est assise sur une grande corbeille, tenant une torche ; un serpent s’enroule autour de la corbeille ; un initié avec une botte de brindilles s’avance pour toucher la tête du serpent.

Le célèbre dialogue de Platon, « Phèdre » ( 23) (p 250, b – c ), met en scène Socrate et Phèdre qui vont pieds-nus dans la rivière Illissos ; il est midi plein, sous un platane géant, les cigales chantent, Socrate se voile la tête puis se dévoile – se voile la tête puis se dévoile . Et il parle, sans jamais citer Éleusis, mais il semble dire « les mots d’Éleusis » :

La Beauté était resplendissante, éclatante , en ce temps-là, où en compagnie du chœur bienheureux, la béatifique vision offrait son spectacle…

et Socrate évoque aussi :

les apparitions que l’initiation a fini par développer à nos regards, au sein d’une pure et éclatante lumière, parce que nous étions purs nous-mêmes ».

Ce sont me semble-t-il les mots d’Éleusis : voilement et dévoilement , vision, éblouissement par une lumière éclatante, pureté, cortège, choeur, φασματα càd apparitions, initiation .

Les GRANDS MYSTERES :

Les Grands Mystères se déroulaient en septembre-octobre au mois de Boedromion, le mois des labours, vers l’équinoxe d’automne. Il y avait une trêve sacrée des hostilités guerrières sur la Grèce.

La première cérémonie officielle de l’initiation était « l’agyrmos », Άγυρμός, le rassemblement des candidats au portique du Poecile à Athènes le 15 du mois de Boedromion.
Ils y entendaient la proclamation ou « prorrèsis », Πρόρρήσσις, ordonnée par le grand dignitaire du rite, le HIEROPHANTE et faite sans doute par le Héraut sacré qui interdisait l’accès aux mystères et faisait sortir du groupe tous ceux dont les mains étaient souillées d’un crime, ou qui ne parlaient pas le grec.
L’écrivain Celse (cité par Origène) nous dit : « quiconque a les mains pures et la langue avisée » pouvait se présenter.
A l’origine, il fallait être athénien ; puis tous les Grecs furent admis; les Barbares çàd surtout les Perses étant exclus ; interdiction assouplie semble-t-il après l’hellénisation de l’Orient conquis par Alexandre. ((16)p.272 ,(19).
Il fallait en fait parler de manière intelligible, et être capable de répéter les mots sacramentels très exactement et avec un ton de voix juste.
On excluait surtout ceux dont les mains étaient souillées d’un crime : meurtriers et parjures.
Si de nombreux empereurs romains se firent initier, depuis Auguste jusqu’à Marc-Aurèle ( 16, p 367 ), le fait suivant est très significatif du respect qu’inspiraient les Mystères : Néron, lors de son voyage en Grèce, n’osa pas se faire initier, car il avait commandé le meurtre de sa mère. (15 ) (p. 64).
On initiait beaucoup de monde en une fois ; hommes, femmes, jeunes gens et même enfants, certains enfants étant choisis pour le rôle d’ «initié de l’autel », qu’une statue montre un pied nu, l’autre en sandale. (16) (pp 277-281).
On initiait même parfois des courtisanes, et des esclaves publics, dans la mesure où ces derniers devaient faire des travaux dans l’enceinte sacrée où ne pouvait pénétrer aucun profane ; en témoignent deux inscriptions du 4e siècle de la comptabilité du sanctuaire, qui nous révèlent que les frais d’initiation étaient de quinze drachmes ; une somme assez élevée.

Le deuxième jour portait un nom curieux : Άλαδε μύσται!! « halade mystai ! » càd « les mystes à la mer ! » ; c’était la grande purification : les futurs initiés couraient jusqu’à la mer pour se purifier dans l’eau salée ; chacun tirant par la jambe un porcelet qu’il immergeait dans les flots puis sacrifiait. Le sang était réputé attirer les esprits malfaisants logés dans l’homme; les chairs animales dès lors impures étaient brûlées et les cendres enfouies en terre. On imagine aisément cette scène peu banale !
Les particuliers et les familles à Athènes sacrifiaient aussi un porcelet (le « porcelet mystique » càd des Mystères)..(20).

La retraite et le jeûne :
Les néophytes attendaient ensuite dans la retraite la grande procession qui, quatre jours après, ramenait à Éleusis les « objets sacrés »: «ta hiera ». (τα ιερα),
Pendant plusieurs jours, ils devaient jeûner durant la journée , et s’abstenir dans l’intervalle de certains aliments prohibés : certains poissons, crabe, poulet, oeufs, fèves, grenade … ces interdits étaient temporaires, à l’opposé des interdits pythagoriciens assez proches; en fait , les candidats jeûnaient comme l’avait fait la déesse, et s’abstenaient d’aliments dont la consommation pourrait lui déplaire . Le sens n’est pas celui d’une mortification, mais de nature mythologique.

Durant un des rituels, l’explication était donnée du motif de l’interdiction de manger des fèves. (Pausanias, cité par (16) (pp 466) et (14) (pp 51-59 , cf : Cyamites )
Il faut savoir que les objets sacrés (ta hiera) (τα ι ερα), étaient conservés à Éleusis toute l’année mais amenés à Athènes (dans un Eleusinion ) au début des grands Mystères ; puis ramenés d’Athènes à Éleusis dans la grande procession publique qui était une partie importante des cérémonies.
La procession se met en route le 19 du mois de Boedromion et arrive dans la nuit, le 20, à la lueur des torches. Elle est ouverte au public qui est nombreux; la route est longue, environ 23 km.
En tête du cortège s’avançait IACCHOS, une espèce de «Daïmon », de génie, avatar de Dionysos, conducteur du cortège des mystes et personnification du cri, puis du chant mystique et de la procession toute entière.
Dans sa comédie Les Grenouilles, Aristophane nous le montre :

Le voici, agitant dans sa main des torches allumées, Iacchos, ô
Iacchos, étoile flamboyante de la fête nocturne, marche en tête de la jeunesse qui forme le choeur.. ».(24) (pp 249-250 ),

Derrière Iacchos, un chariot rustique tiré par des bœufs, porte les objets sacrés : ta hiera , (τα ιερα), contenus dans des corbeilles d’osier , les CISTES.
Puis viennent prêtres et prêtresses, puis les mystes, les candidats, couronnés de myrte et portant des vêtements nouvellement tissés ou nouvellement lavés.
Enfin, derrière, une foule immense et joyeuse, probablement plusieurs milliers de personnes, avec des ânes portant les provisions et les jarres de vin….
Car la procession est donc ouverte au public et la route est longue; devant rester plusieurs jours à Eleusis, chacun emportait avec soi vêtements, literie et provisions. Imaginons la cohue et l’ambiance de l’arrière-garde…
Les femmes se faisaient transporter sur des chars. Les belles dames d’Athènes faisaient parfois des œillades aux passants, selon une autre comédie d’Aristophane (Ploutos).
Cela indisposa un sévère magistrat du 4e siècle, Lycurgue, qui fit passer un décret condamnant à une amende les femmes qui utilisaient un véhicule. Malheureusement, sa femme fut la première à enfreindre le décret, et le mari fut le premier à payer la très lourde amende …. Aristophane dans sa comédie « les Grenouilles », fait dire au chœur – mais il s’agit d’une comédie…

Iacchos, très vénéré (…..), ami des choeurs, j’ai aperçu tout à l’heure une fillette au fort joli minois, qui participait aux ébats, et comme sa petite chemise était déchirée sur le côté, j’ai vu son petit sein qui pointait…( 24) p.251, (15) p.11

La procession s’arrêtait à divers sanctuaires pour des sacrifices, des libations, des hymnes, des danses…
Première station en sortant d’Athènes, le sanctuaire du Figuier Sacré. Déméter y avait donné le premier figuier au héros (Phytalos) qui lui avait offert l’hospitalité. Puis on traversait une plaine, la plaine Rharia, qui rappelait aux fidèles la première semence du grain donné par Déméter.
Le passage du pont du Céphise près d’Athènes donnait lieu à des railleries souvent injurieuses envers les passants de la procession ; des quolibets très lestes lancés par un ou plusieurs hommes masqués, assis sur le pont, contre les passants célèbres. On parle de « géphyrismes », littéralement : les « plaisanteries du pont »
Le lac salé RHEITOS était traversé sur un autre pont dont la construction, ordonnée par un décret de 421, prévoyait qu’il soit large de 5 pieds, afin que les voitures ne puissent y passer, de peur peut-être qu’elles ne versent ; de sorte que les objets sacrés devaient donc alors être portés ; les voitures devant faire un grand détour.
L’auteur suisse Georges Meautis (15) p 98, y a vu un sens symbolique que l’on pourrait exprimer ainsi : l’homme marche ici vers son initiation ou vers son destin, dépouillé de ses métaux, guidé par les objets sacrés et par le Iacchos, l’étoile flamboyante. Aussi, le passage du pont est un thème initiatique universel, voyons le cycle arthurien par exemple.
La procession, avec le Iacchos, arrive au sanctuaire à Éleusis à la lueur des torches, elle est accueillie par Demeter et Perséphone. Les portes de l’enceinte sacrée se referment sur les participants. Les objets sacrés sont abrités dans la mystérieuse chapelle, on allait dormir.

Le lendemain, il y avait des sacrifices animaux ; on allait voir la grotte de Pluton, considérée comme l’entrée des enfers; et on dansait autour du puits Callichoros, le puits des chœurs et des belles danses, là où la déesse, assise sur la margelle, avait pleuré sa fille, entourée du chœur des jeunes filles d’Éleusis.

Enfin, voici le grand soir, la nuit du 21 du mois de Boedromion, l’initiation.

Avant d’entrer dans le Telesterion , l’immense salle d’initiation, on buvait le Κυκεών, le cycéon, la Boisson sacrée.
Le Cycéon est donc la boisson que la déesse avait acceptée, rompant ainsi le jeûne ; refusant le vin, elle avait bu ce breuvage rustique, mélange d’eau, de farine et d’une espèce de menthe sauvage.
Selon le témoignage formel de Clément d’Alexandrie, un père de l’Église, le myste devait répondre :

J’ai jeûné, j’ai bu le cycéon, j’ai pris dans la ciste, et après avoir goûté, j’ai remis dans le calathos; j’ai repris dans le calathos et mis dans la ciste.

Ce qui signifie: « j’ai jeûné, j’ai bu le cycéon, j’ai pris dans la ciste càd le petit panier, et après avoir goûté ou, autre sens, après avoir travaillé (peut-être à broyer quelques grains de blé dans un mortier), j’ai remis dans le calathos càd la grande corbeille ; j’ai repris dans la grande corbeille et j’ai remis dans l’autre petit panier» (16) p 376; (18) pp 85-86).
Le sens est inconnu ; on a évoqué l’attitude d’un homme qui ne connait pas le sens de ces gestes, prend quelque chose, le place ailleurs puis se ravise ….. ( 14) pp 59 -60)
Les cistes contenaient les objets sacrés (ta iera) (τα ιερα), et aussi des aliments sacrés, on pense par exemple à des gâteaux emblématiques.
Courte parenthèse concernant le cycéon : beaucoup ont voulu y trouver une drogue hallucinogène : champignons divers, pavot, ergot de seigle, et produits de type LSD qui est dérivé de l’ergot de seigle..…
Je ne m’étendrai pas, abandonnons définitivement cette idée, rien n’est prouvé ni plausible… (18) pp 98-99 ; même si le pavot est, avec la double torche, l’attribut de Perséphone …. ( 20)
L’immense salle d’initiation, le Telesterion, souvent remaniée, mesurait, sous Périclès, 54 mètres sur 52, était complètement close, avec au centre 7 rangées de 6 colonnes, soit 42 massifs piliers prismatiques rendant impossible la vision globale de l’espace, et tout autour 8 rangées de gradins où quelque 3.000 personnes déjà initiées pouvaient s’asseoir. ( 16) ; ( 19) p.31.
L’initiation était collective, avec de très nombreux candidats. Admis au Telesterion, le néophyte éprouvait les émotions que décrit l’écrivain Plutarque :

Ce sont d’abord des courses errantes, de pénibles détours, des marches inquiétantes et sans fin à travers les ténèbres : frissons et tremblements, sueurs froides, épouvante. Mais ensuite une lumière merveilleuse
s’offre aux yeux. On passe en des lieux purs et des prairies où retentissent les voix et les danses, où des paroles sacrées et de saintes visions inspirent un religieux respect…

On admet généralement que les Mystes voyageaient à travers le monde des Enfers dans un long parcours à tâtons à travers les ténèbres, de plus en plus affolant, parcourant les régions du monde inférieur en suivant la route qui les conduiraient au séjour des Bienheureux. Une faible lumière devait être fournie par le DADOUQUE, le grand dignitaire porteur des deux torches, et ses assistants. On a parlé aussi de fumées colorées.

Plutarque parle d’apparitions divines, les dieux apparaissaient, visions mystérieuses, tantôt terrifiantes, tantôt rassurantes. Platon aussi parle de phasmata, « φασματα » , d’apparitions. Si c’est bien le cas, il devait s’agir de divinités infernales, tantôt menaçantes, tantôt secourables. Mais les fouilles, notamment du sous-sol, n’ont révélé aucune machinerie.
Platon nous dit dans le Phédon qu’il y avait « beaucoup de bifurcations et de détours » dans cette route vers les enfers; et dans le Gorgias, il évoque « le carrefour d’où partent les deux routes, l’une qui conduit au séjour des bienheureux, l’autre au Tartare » – la bonne route étant celle de droite ; c’est l’image du GAMMA ( γαμμα ) des Pythagoriciens, c’est le message des tablettes d’or ( voir lamelle d’or de Petelia ) que les Orphiques emportaient sur eux comme guide dans les enfers après la mort, leur rappelant instructions, itinéraire, mots de passe, etc.

Un auteur, Guérillot ( 14) p58, 60-61, a proposé le déroulement suivant ,fascinant, pour l’initiation nocturne : au début, les mystes massés devant l’entrée s’avancent un par un, on leur réclame le synthèma, le mot de passe: « j’ai jeûné, j’ai bu le cycéon, etc » ; ils sont saisis, introduits dans le telesterion dans un silence de mort, tués fictivement, couchés sur la pierre froide, avec la tête couverte.
Après quoi, ils sont tous relevés, se découvrent la tête et sont menés dans une course angoissante et sans fin dans les enfers, en tournant toujours à droite entre les rangées de colonnes ; les torches découpent des ombres menaçantes ; enfin, un dernier virage à droite, où ils débouchent au bas de l’escalier qui mène à l’étage supérieur et à l’anactoron, la « chapelle ».
Ainsi, il semble que le myste vivait la mise en scène de sa propre mort puis de son voyage dans les Enfers où il approchait les dieux.
Puis les mystes passaient enfin de la région de la terreur à un lieu riant et lumineux, image des prairies des Champs-Élysées, le séjour des Bienheureux; très probablement en montant dans un étage supérieur de la salle – alors, moment sublime : l’anactoron, la « chapelle » contenant les objets sacrés, s’ouvrait, une lumière éblouissante aveuglait les mystes rassemblés, le Hiérophante vêtu d’un costume magnifique, apparaissait, et montrait les objets sacrés illuminés ; justifiant expressément son titre : « celui qui montre ta iera ».

Il semble que l’initiation durait toute la nuit en cette salle fermée, et qu’au point du jour, au moment crucial, un lanterneau agencé dans la toiture s’ouvrait et faisait entrer à flots les rayons du soleil. (15) p 32 ; (19).
Dans sa comédie Les Grenouilles, Aristophane évoque, dans les enfers, le passage des initiés, la nuit, dans une odeur de torches, puis l’arrivée dans des prairies fleuries, couvertes de roses, où l’on danse :

Car c’est pour nous seuls, les initiés, que le soleil et la lumière sont
en joie . ( 24) p252 .

Synésius de Cyrène, v. 380- v. 413, néoplatonicien converti au christianisme, nous cite la très fameuse opinion d’Aristote :

Aristote est d’avis que ceux qu’on initie ne doivent pas apprendre quelque chose, mais éprouver une émotion ( pathein ) et être mis dans certaines dispositions, une fois devenus aptes à les recevoir

Et Strabon écrira :

le secret des Mystères donne une idée majestueuse de la divinité, et nous rappelle sa nature, qui se dérobe à nos sens » ( Strabon, X , III, 9.) ; (14) p 39 ; (16).

Et comment ne pas vous rappeler le roman latin d’Apulée baptisé « l’Ane d’OR » ou « Les Métamorphoses », (25) du 2e siècle de notre ère, qui nous parle de l’initiation aux mystères d’Isis à Rome :

Je suis allé jusqu’aux frontières de la mort ; j’ai foulé aux pieds le seuil de Proserpine ; j’ai voyagé à travers tous les éléments ; en pleine nuit, j’ai vu le soleil étinceler de lumière blanche ; j’ai approché face à face les dieux d’en bas et les dieux d’en haut ; je les ai adorés de tout près.

L’année suivante, les initiés pouvaient, à la même époque, se présenter au second degré initiatique : l’EPOPTIE.
Nous avons assez peu de renseignements : un Père de l’Église nous informe « du grand, de l’admirable, du plus parfait mystère de l’époptie : un épi de blé moissonné en silence » – « en silence » : aucune explication n’est donnée.
A priori, on évoque le grain de blé qui doit mourir en terre pour renaître ; ou un symbole de la mort d’Osiris, qui ressuscitera aussi ; ou la castration du jeune Attis ( Hippolyte de Rome, in : (12), p. 33) ; (16) p. 433.
Cette contemplation silencieuse semblait rassembler et sublimer toutes les révélations du rite. Les initiés assistaient aussi à deux représentations rituelles, liturgiques, canoniques, qu’on peut appeler des DRAMES MYSTIQUES :

  1. Le RAPT de Corè – Perséphone : le rituel faisait revivre l’enlèvement de la jeune fille, dont le cri était rendu semble-t-il par un coup de gong sur un vase de bronze (15) p.106 ) , puis les lamentations sacrées, la course haletante à la recherche de la jeune fille, torche à la main,  enfin les joyeuses acclamations à Perséphone retrouvée.
  2. la HIEROGAMIE ou union sacrée de Zeus et de Demeter : Le Hiérophante incarnant Zeus entraîne Déméter, représentée par sa prêtresse, dans une retraite solitaire ; les torches s’éteignent et leur union physique est censée consommée dans l obscurité ; tandis que dehors une foule anxieuse « en attend son salut » nous dit un texte (Asterius, in : (16) pp 494- 495) avec les cris de : « υε , κυε » , « hue, kue » càd « pleus, enfante » : Zeus au ciel va pleuvoir, et la terre nourricière va enfanter ; le rituel va donner une nouvelle année d’abondance.

Ainsi Déméter a récompensé les hommes par deux choses : la culture du blé, et l’espoir d’une vie heureuse après la mort, avec une place d’honneur chez sa fille devenue la Reine des Enfers.
Remarquons qu’il ne s’agit pas d’un cycle de morts et de renaissances, de réincarnations, mais bien, après la mort, de continuer sa vie dans l’autre monde dans une condition privilégiée réservée aux initiés.

La majestueuse initiation se donnait à Eleusis uniquement et une fois par an : unité de temps, de lieu et d‘action ; au contraire des cultes « orientaux » comme Isis, Mithra, ou Cybèle la Grande Mère des dieux … dont les Mystères étaient transportés par les adeptes aux quatre coins du monde gréco-romain.
Ceci mettait Eleusis à l’abri du charlatanisme et des jongleries des itinérants charismatiques, les propagateurs errants (16) ; dans Athènes sévissaient les orphéo-télestes, des itinérants qui, au nom d Orphée, proposaient des initiations à domicile, payantes et renouvelables, pour, dirions –nous, se garantir des malheurs de la vie, ou pour nuire à son ennemi ; Platon ( 26) parle d’ « un tumulte de livres ».
Beaucoup d’autres initiations existaient, avec « émotions fortes garanties » : citons les célèbres Mystères de l’île de Samothrace.

La fin d Éleusis

La fin des cultes antiques, laminés par le jeune christianisme, est un moment déchirant de l’histoire des hommes. Autorisez- moi à exprimer mon émotion et mon analyse, sans controverses et dans le respect des convictions de chacun.
Encore au 4e siècle de notre ère, le sophiste Sôpatros(19) nous dit :

Je sortis de la salle des Mystères devenu étranger à moi-même.

Mais les temps changeaient, de nouveaux prêcheurs clamaient qu’ils possédaient la vérité unique – Paul, né à Tarse dans l’actuelle Turquie, éduqué dans le judaïsme, érudit en grec et citoyen romain, Paul donc transformait une micro-secte du Moyen Orient en un redoutable appareil à conquérir les âmes et le monde.
La Bible, dans les Actes des Apôtres, (13, 8-12) nous montre l’apôtre Paul lui-même comme un charismatique itinérant, guérissant les malades, exorcisant et faisant même de la magie contre un magicien qu’il rend aveugle temporairement.
La description ( Actes 9 ; 26, 12-18 ) de son unique rencontre avec Jésus-Christ (ressuscité) sur le chemin de Damas a aussi été lue comme inspirée de la symbolique éleusinienne : aveuglé par la lumière, il tombe de cheval, est ensuite conduit par la main par un guide, il jeûne ( puis le « double songe », comme dans « l’Ane d’Or » d’Apulée , ou dans le Pseudo-Callisthène..)
Le Concile de Nicée en 325 (le Concile du Credo) avait dû interdire explicitement la coutume, encore très répandue, de placer sous la langue du défunt une petite pièce d’or destinée à Charon pour le prix de la traversée du Styx.
A Alexandrie, en 415, la belle dame Hypathie, astronome, néo-platonicienne et professeur de philosophie, la martyre des mathématiques, est attaquée par les hommes de l’évêque Cyrille d’Alexandrie, entraînée dans une église, frappée, écorchée vive et démembrée, ses restes brûlés dans les rues. L’évêque Cyrille deviendra saint et docteur de l’Église.

Les temps changeaient, et l’on allait expliquer à l’humanité que, dans le grand jeu du MonoPoly, le polythéisme avait préparé l’avènement du monothéisme , « évidemment supérieur » ; ( voir Schuré et Steiner ! ) simple pétition de principe – en réalité démarche politique ; car par exemple le flamboyant polythéisme de la Grèce antique, pleinement porteur du sacré, est superbe et ouvert, sans dogme, sans notion d’hérésie , sans cette théologie qui fit couler des flots d’encre mais surtout hélas des flots de sang…polythéisme qui magnifie le principe féminin , avec les Déesses mères ; qui est syncrétique, et parcouru par de nombreuses voies initiatiques qui ne s’excluent aucunement ; et qui est si bien adapté à la multiplicité et la complexité des choses et des hommes, dont il est le reflet….
Mais comme dit Platon : « L’envie est absente de l’Assemblée des dieux » (23)( Phèdre ) et permettez moi – ce n’est qu’un jeu… – d’imaginer Apollon dans l’Olympe, souriant devant un monothéisme trinitaire, une vierge-mère , tous ces saints du paradis qui sont bien souvent des fades avatars des anciens dieux, et une Église qui canonise successivement ses pontifes, comme l’Empire romain auquel il a succédé divinisait successivement ses empereurs
….
Mais nous pouvons rêver avec le poète :

Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours …
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ….
La terre a tressailli d’un souffle prophétique … »
(Nerval, in : Delfica)

WAGNER et ÉLEUSIS

Depuis l’époque des Lumières, on reparle d’Éleusis. Au 19e siècle, les fouilles sur le site d’Éleusis (retenons François Lenormant, 1860) éveillent le plus grand intérêt.Chateaubriand médite sur les ruines d’Éleusis et le détroit oublié de Salamine :

Les fêtes et la gloire étaient passées ; le silence était égal sur la terre et sur la mer »(27).

Le philosophe Hegel écrit un superbe poème sur Éleusis, dédicacé à son ami le poète Hölderlin (1796). Même Casanova, Franc-Maçon, compare l’initiation de « la confrérie des maçons » avec celle des Grands Mystères d’Éleusis, en critiquant en passant le recrutement de la première, ce qui ne manque pas de sel venant d’un polisson comme lui…. ( 28).
Wagner avait projeté un moment de faire acte de candidature à la Loge Maçonnique « Eleusis zur Verschwiegenheit » (« Éleusis à la Discrétion ») à Bayreuth.

Dans ce 19e siècle allemand, tellement tourné vers la Grèce antique, ses mythes, son théâtre, surtout la tragédie sombre et dionysiaque (29 ) – on a parlé de mimèsis – Nietzsche publie en 1872 « La naissance de la tragédie » (30) qui enthousiasme Wagner – en songeant à tous ces wagnériens éminents qui ont si souvent évoqué Éleusis, pourrions nous, en jouant le jeu, mutatis mutandis, tenter de mettre en parallèle les Grands Mystères d’Éleusis et le Festspiel de Bayreuth ….sans trop éveiller vos sarcasmes en voulant faire de Bayreuth une « Nouvelle Éleusis en Bavière ».

ELEUSIS et BAYREUTH

Nous comparerons brièvement les lieux, les temps, le voyage, les salles, les rituels, les objets sacrés, les images, les mythes.

Dans les deux cas, tout se passe dans un lieu immuable, unique au monde, à un moment précis de l’année, et avec
des rituels en principe également immuables : unité de temps, de lieu et d’action.
Dans les deux cas, les « pèlerins » faute d’un meilleur terme, les nouveaux comme les anciens viennent de toutes
les régions du monde.
Après un voyage souvent long, ils se retrouvent ensemble avec les autres pour séjourner plusieurs jours sur place, arrachés à leur vie habituelle, d’une certaine façon un peu coupés du monde, dans l’attente du grand moment nocturne. Imaginons le myste, dans le meilleur des cas à pied, montant la colline verte et entrant dans l’espace sacré pour y vivre, en y adhérant de tout son être, un drame scénique sacré comme par exemple une représentation de Parsifal – sacré n’étant pas synonyme de religieux bien évidemment.
Convenons de parler ici de sacré comme de quelque chose que nous pouvons ressentir en nous, qui se situe en dehors de toute idée de religion révélée, de dogme, de théologie, qui est diffus et imprononcé, un ressenti qui est fait de terreur, de joie extatique, de vénération, d’un sentiment d’appartenance au grand Tout …
En fait, pour ma première expérience l’été dernier, la salle de théâtre du Festspiel de Bayreuth m’est apparue comme une espèce de temple où les fidèles célèbrent un culte mal définissable , animé bien sûr par la musique, culte mystérieux et nostalgique, expérience rituelle autant que culte de la mémoire du musicien magicien, ici adulé par eux, mais là-bas , haï par d’autres ; culte dont on a aussi pu dire plaisamment que

« Les célébrants versent de plus en plus souvent dans l’hérésie ». (31)

Ainsi, dans le meilleur des cas, en quittant la salle, le myste wagnérien devrait pouvoir dire comme le participant
cité tout à l’heure :

« Je sortis de la salle des Mystères devenu étranger à moi-même ».

Quant au jeûne imposé aux mystes éleusiniens, il a parfois connu son pendant, certes involontaire, au premier Festspiel : Martin Gregor- Dellin nous dit que :

Tchaïkovski apprit peu après son arrivée ce que signifiait à Bayreuth la lutte pour un bout de pain et un repas chaud

et aussi que :

Dans les auberges, l’affluence était insupportable. Les assiettes sur les tables restaient vides ; les serveurs, épuisés, n’arrivaient plus à courir…..(32), pp 704-705 )

Et puis, après le Festspiel, comme après les Grands Mystères d’Eleusis, on se quitte, et chacun rentre chez soi. Après Éleusis, pas de retrouvailles dans un groupe d’adeptes comme dans les cultes dionysiaques (la thiase), isiaques ou mithraïques par exemple. Mais le sentiment d’appartenance est acquis…et qui sait, dire “ J’ai été à Bayreuth “ est peut-être un lointain écho de : “ J’ai vu les Mystères d’Éleusis… “.

Le FESTIVAL , le SACRE et les DIEUX

Le myste éleusinien, en principe, ressentait le sacré et la présence des dieux; mais l’opéra wagnérien ?

Le « myste bayreuthien », dans le meilleur des cas, ressent qu’il est dans un monde qui se veut sacré et mythique; disons avec Marcel Schneider (33).(p5.) que Wagner, qui a su transformer sa propre vie en mythe, nous propose une espèce de salut qui réside dans le jeu mythique ou parfois mystique, dans l’illusion purificatrice créée par le théâtre. Nous nous abriterons prudemment derrière des citations imparables :

Louis II de Bavière écrira à Wagner le 12 août 1876 durant le premier festival:

Vous êtes un homme divin, le véritable artiste béni de Dieu qui porta le feu sacré du ciel à la terre pour la purifier, l’apaiser, la délivrer ! L’homme divin en vérité qui ne peut pas fauter et ne peut pas se tromper.

R. WAGNER dans “ Mein Denken” : ( p.396, cité par Safranski, ( 34) réf 24 p.353.)

Un pressentiment nous fait déjà croire que nous participons à la rédemption même …

Timothée Picard (11) :

Au cœur du rituel bayreuthien se trouve, dans la conception wagnérienne du monde, le Graal de l’œuvre d’art rédemptrice

Rüdiger SAFRANSKI (34) pp 84 85 ) :

Wagner voulait atteindre à l’effet sacral, rédempteur, au moyen de l’œuvre d’art total

Marcel SCHNEIDER : (33) p 74 :

Entré dans la lutte comme musicien, Wagner en sortit triomphant comme fondateur de religion

Martin Gregor- Dellin : (32) pp 711.

Pas mal de contemporains (….) sentirent qu’il ne s’agissait plus là seulement d’art, mais tout autant d’un débordement, d’une religion, d’un sacré, d’un service divin. Ils comprirent que cette table n’était pas mise pour eux. Ils se détournèrent et formèrent le noyau d’une secte d’hérétiques qui n’étaient en général pas plus intelligents. Ils furent tellement repoussés par l’intolérance des orthodoxes qu’il ne leur resta quasiment pas d’autre choix que celui d’un zèle athée contre le nouveau dieu.

MAIS toutes les religions ont leurs opposants, et les apostats en sont les critiques les plus féroces : Nietzsche avait écrit à propos de Bayreuth :

vous trouverez là des spectateurs préparés et initiés, en proie à l’émotion d’hommes au sommet de leur bonheur ….  ( 34) (chap.V, p.94 , ref 56 )

Mais en assistant au premier Festspiel en juillet 1876, il semble constater qu’il n’a fait que les imaginer; Nietzsche, par ailleurs malade chronique, repartira au bout de quelques jours, extrêmement déçu par le tohubohu mondain, la lourdeur de l’apparat mythique, le comique involontaire de certaines mises en scène, la sociabilité joyeuse nullement avide de rédemption, la bousculade lors de la prise d’assaut des restaurants ….….
Bien plus tard, en 1888 dans Le cas Wagner (35), Nietzsche, grand malade et personnalité troublée (1), compare cruellement Bayreuth non à Éleusis, mais au labyrinthe de Cnossos :

Ah !le vieux brigand. Il nous ravit nos jeunes gens, il nous ravit même nos femmes et les entraîne dans son antre…. Ah !le vieux Minotaure. Que ne nous a-t-il déjà coûté ! Chaque année, on lui amène par trains entiers les plus beaux jeunes gens et les plus belles jeunes filles, dans son labyrinthe, afin qu’il les dévore….. Chaque année, toute l’Europe s’écrie en cœur : « En route pour la Crète ! En route pour la Crète ! »
– ce qui fait penser d’ailleurs à l’air de La Belle Hélène d’Offenbach, 1864 !!

Thomas Mann, wagnérien de la première heure, parlera des critiques de Wagner par Nietzsche comme « un panégyrique à l’envers, une autre forme d’exaltation de l’œuvre » mais il commettra lui aussi une comparaison bien sévère dans sa conférence de 1933 qui évoque :

le tour de main qui fait servir les hautes formes de la spiritualité à l’ivresse orgiaque des sens et les rend « populaires » , le pouvoir (… ) d’accoupler l’art et la religion dans un opéra où la sexualité a un rôle audacieux et , en artiste qui joue de la sainteté contre la sainteté, d’ouvrir au cœur de l’Europe une grotte miraculeuse, un théâtre de Lourdes pour un monde dont la décadence avancée n’aspire à la foi que comme aux blandices de la chair…(36) (p.104)

Julien Gracq dans Lettrines fera la même comparaison moqueuse Bayreuth – Lourdes.

Les objets sacrés dans les cultes antiques sont le support matériel du sacré, fragments du sacré dispersés dans l’univers, énergies bénéfiques ou maléfiques.
En ce qui concerne les Mystères d’Éleusis, nous ne saurons sans doute jamais avec certitude ce qu’étaient les objets sacrés dans les corbeilles
Dans les cultes de Dionysos, la corbeille pouvait contenir divers objets sacrés : un serpent vivant, un phallus dans un linge, du lierre, des grenades, des gâteaux en forme de cœur..…
Dans les cultes du Dionysos enfant, le Dionysos Zagreus des Orphiques, les objets mystiques sont les jouets de l’enfant : osselets, rhombe, toupie, miroir …. avec lesquels les Titans ont attiré l’enfant pour le tuer, le cuire et le dévorer.
Concernant les cultes d’Isis : dans son roman : L’Âne d’Or ou Les Métamorphoses, 2e siècle d.n.è , Apulée (25) (p.267), (45) nous décrit dans la procession d’Isis près de Corinthe, un des prêtres qui porte la corbeille contenant les objets secrets « dissimulant en elle les mystères de l’auguste religion » et un autre prêtre avec une petite urne d’or, qu’on devine remplie de l’eau du Nil , source et emblème de la vie….
L’opéra wagnérien lui-aussi nous présente divers objets sacrés : le Graal, le philtre de Tristan, l’Or du Rhin, l’anneau, la lance de Wotan, l’épée Notung, la Sainte Lance …. et aussi des images archétypales : la forêt, la montagne le cygne , la brume, la tempête, l’orage , le héros solaire, le crépuscule des dieux , la morbidité de Tristan … , le roi mehaigné mourant ….(11)

Le drame wagnérien se présente souvent comme une sorte de rituel où les événements passés, souvent mythiques, se répètent à chaque exécution du rituel, ramenant des images qui habitaient de tout temps notre mémoire, avec le recours à des objets sacrés.
Ainsi, les objets sacrés, les symboles, les images dites archétypales, les mythes, nous parlent, nous envahissent, se confondent avec nos rêves, nos désirs, nos espérances…
Bien sûr, le Hollandais volant n’est pas Ulysse, bien sûr Siegfried n’est pas Thésée…..Bien sûr, dans le Ring, les dieux du Walhalla se perdent à cause de leur propre volonté de puissance. Ils ont dès le début corrompu le monde, car ils n’ont pas pu concilier les deux principes fondamentaux de la vie, l’amour et le pouvoir. (Safranski. (34) pp 81-82) .
Le Ring raconte le déclin des dieux qui permet la naissance de l’homme libre …. ainsi le crépuscule des dieux ouvre l’aurore des hommes …

LES MYTHES

Les divers mythes qui sous-tendent l’opéra wagnérien semblent à la fois relever d’un inconscient collectif universel et éternel, et aussi par ailleurs contribuer à la création d’une conscience collective germanique, dans une Allemagne qui vient très récemment de s’unifier en puissant empire, et de prendre sa place sur l’échiquier européen.
Timothée PICARD (11) (pp 18O 181 ) estime , avec beaucoup de sévérité , pouvoir « utiliser le mythe pour dire l’histoire….. en train de se faire », en cette fin du 19e et début du 20e siècle.
Résumons pour faire court :
le mythe tristanien : métaphysique, esthétique, morbide, refusant la réalité; métaphore mortifère d’une Europe malade, névrotique, décadente, suicidaire
le mythe de Siegfried et du crépuscule des dieux : le héros solaire devient « à la fois figure du surhomme et celle de la brute avide de violence, de sang, de crime »
le mythe parsifalien : « lié à la fois à une poétique, une métaphysique non dénuée parfois d’ésotérisme » et contradictoirement à la « désertion du sacré », « le summum de l’ersatz spirituel, de la religion de pacotille quand est déclarée la mort de Dieu ».

Enfin, il n’est guère besoin de le rappeler, les mythes wagnériens ont aussi été souvent récupérés et utilisés par des dérives occultistes, des sectes religieuses, un wagnérisme littéraire parfois atrocement kitsch, et par des idéologies violentes …
Siegfried nous tend son épée, Tristan nous tend le philtre, Parsifal le Graal…..

On dit souvent que Wagner a fondé une religion … mais comme Amfortas, il n’achève pas la cérémonie et ne découvre pas le secret du sanctuaire … (33)
Pendant la cérémonie du Graal, on élève le calice, mais à l’intérieur, il n y a pas d’hostie, il n’y a que le vide lumineux, la transcendance sans dogmes, et peut-être sans Dieu …..
Faux débat me semble t il ; ….le Graal est le symbole plein et vide comme l’anneau, le symbole invisible par excellence, qui finit par se dérober et oblige à partir à sa recherche… (11)p. 441, (37)….. à dire vrai, il faut sans doute nous en réjouir, car ce n’est pas un culte ni une vérité absolue que nous venons chercher dans l’opéra wagnérien, mais un moment magnifique qui répond à nos aspirations les plus profondes, et nous emporte dans la musique étincelante …

DEUX VISIONS ANTIQUES DU MYTHE : PLUTARQUE et PLATON (38)( 39)( 40)(41)

Plutarque ( vers 45- vers 125) est prêtre d’Apollon au sanctuaire de Delphes, philosophe platonicien tardif, biographe; dans son livre : « de ISIDE et OSIRIDE » il enseigne que la grande déesse Isis ouvre la voie à un éveil spirituel et à la connaissance des choses divines, par une catharsis, de puissants rituels et des initiations.(38)(39).
Platon (26) dans le grand livre de sa maturité : La République, nous raconte le mythe d’ER le Pamphylien, le soldat qui est mort, qui a vu les choses de l’au – delà et revient sur terre, se réveillant sur le bûcher juste avant sa crémation, pour raconter cet au-delà … et Platon conclut en disant à son disciple :

Et c’est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l’oubli et ne s’est point perdu ; et, si nous y ajoutons foi, il peut nous sauver nous-mêmes

Ainsi, disons à très gros traits que Plutarque met le mythe au service d’un éveil spirituel, de la connaissance du sacré et des dieux, Platon met le mythe au service de la philosophie et d’une exigence morale élevée, et Wagner au service de l’Art Total.

En guise de conclusion :

L’oeuvre wagnérienne a su pousser très profond les racines de sa puissante inspiration ; fermons les livres, et osons
dire du Maître ce que le grand philosophe antique Héraclite, cité par Plutarque (40), disait d’Apollon et de son oracle à Delphes :

ό άναξ , ο! τό μαντε »όη έστι τό έν Δελφο%ς, ο!τε λέγει, ο!τε κρ!&τει, άλλά σημαινέι

le seigneur, le prince dont l’oracle est à Delphes ne parle pas, càd n’explique pas, ne cache pas , il signifie , il donne des signes

Ou encore :

le Prince qui parle par l’oracle de Delphes, Apollon, n’explique pas, ne cache pas, il envoie des signes, il signifie.

Ce qui bien sûr est également vrai de Wagner et de tous les grands créateurs.

Dr. Paul Gruselle

 

Bibliographie

1/ Pierre-Louis Cordier : Chronique de Bayreuth 1876. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, n° 42, pp. 13 – 14
2/ Edouard Schuré – Wikipédia : fr.wikipedia.org/wiki/ Edouard_Schuré
3/ Jean-Claude Frère : L’Occultisme. Ed Grasset, 1974.
4/ Edouard Schuré : Le Rêve d’une Vie. Confession d’un poète. Ed. Perrin et Cie, 1928.
5/ Edouard Schuré : – Souvenirs sur Richard Wagner. La Première de Tristan et Yseult. 1900 Ed. Triades 2003.
6/ Edouard Schuré : Le Drame Musical, Tome II. Richard Wagner, son oeuvre et son idée. Ed. Emile Perrin, 1886. Réédition à l’identique : Kissinger Legacy Reprints.
7/ Edouard Schuré: Les Grands Initiés. Esquisse de l’histoire secrète des religions. Ed. Perrin 1889.
8/ Jean Sébille : L’Universel Questionnement. Mai 1966.
9/ Edouard Schuré : The Occult in the Life and Work of Richard Wagner. (extrait de “ Genesis of Tragedy and the Sacred Drama of Eleusis ). Ed. Kessinger Legacy Reprints
10/ Gisèle Loth : La Quête du foyer chez Edouard Schuré. In : «Signes de Feu ». Editions Orizons. Université de Haute Alsace. ( voir : Nessler Mathilde).
11/ Timothée Picard : L’Art Total, Grandeur et Misère d’une Utopie (autour de Wagner). Ed. PUR Presses Universitaires de Rennes,2006.
12/ Patrice Henriot, Tristan und Isolde , compte –rendu .Cercle belge francophone Richard Wagner, note d’informations n° 179, saison 2012-2013 ,janvier
13/ Edouard Schuré : Le Drame Sacré d’Eleusis, Ed. Novalis, 1993
14/ Claude Guerillot : De la porte basse à la porte étroite. Une approche de l’initiation. Ed. Dervy 1998.
15/ Georges Méautis : Les Dieux de la Grèce et les Mystères d’Eleusis, Ed. PUF, 1959
16/ Paul Foucart : Les Mystères d’Eleusis. Ed. Pardès, 1914.
17/ Peter Green : D’Alexandre à Actium. Du partage de l’Empire au Triomphe de Rome. Ed. Robert Laffont, 1997
18/ Walter Burkert: Les Cultes à Mystères dans l’Antiquité. Ed. Les Belles Lettres, 1991.
19/ Robert Turcan : Les Religions à Mystères. Ed. Faton, Collection Religions & Histoire, N° 24, Janvier- Février 2009.
20/ Ch. Daremberg et E.Saglio : Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines ( 1877) .Article Eleusinia .
21/ E.R. Dodds : Les Grecs et l’Irrationnel. Ed. Flammarion, 1965.
22/ Ethnoplants Shop : le forum. Internet.
23/ Platon : Phèdre. Ed .Livre de Poche 1997.
24/ Aristophane : Les Grenouilles , in : Théâtre complet. Ed. Garnier-Flammarion, 1966 .
25/ Apulée : L’Ane d’Or ou Les Métamorphoses . Ed Gallimard Folio, 1975.
26/ Platon: La République. Ed. Garnier-Flammarion, 1966.
27/ Chateaubriand : Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1843 , VOL II pp.82.
28/ Casanova : Histoire de ma vie.
29/ Walter Burkert: Sauvages Origines. Mythes et rites sacrificiels en Grèce ancienne , Ed. Les Belles Lettres, 2011
30/ Nietszche : La Naissance de la Tragédie, 1872.
31/ Le Mythe de Thulé, Internet « resistancia-ug.org »
32/ Martin Gregor- Dellin : Richard Wagner. Ed Fayard , 1981.
33/ Marcel Schneider : Wagner. Ed du Seuil , 1989
34/ Rüdiger Safranski : Nietsche, Biographie d’une Pensée. Ed. Actes Sud, 2000
35/ Nietsche : Le Cas Wagner, 1888
36/ Thomas Mann : Wagner et notre temps. ( Wagner und unsere Zeit) Ed. Hachette, 1982. (traduction Félix Bertaux, Fayard 1933)
37/ Michel Faucheux, Les Quêtes Chimériques. Ed. Jean-Claude Lattès, 2006.
38/ Plutarque, De Iside et Osiride.
39/ Baudouin Decharneux, Luc Nefontaine : Le Symbole. Que sais-je, PUF, 1998
40/ Plutarque: Sur les Oracles de la Pythie. Ed. les Belles Lettres, 2007.
41/ Paul Veyne : Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Ed Seuil, 1983.
42/ Hans Mayer : Sur Richard WAGNER. Ed. L’Arche, 1972
43/ Richard Wagner : Ma Vie. Ed Perrin, 2012.
44/ Actes des Apôtres, La Sainte Bible du Chanoine Crampon. Ed. Desclée, Tournai, 1960.
45/ Marie – Louise von Franz, Interprétation du conte d’ Apulée :« l’âne d’or. » Ed. La fontaine de Pierre, 1997.
46/ Marie – LMaurice Brillanr, Les Mystères d’Eleusis. La renaissance du livre, Paris, 1920