© La Monnaie - Mark Lundberg (Tristan), Tristan et Isolde, production Yannis Kokkos / Kazuchi Ono, octobre 2006 (c) Johan Jacobs, TRM

Wagner commença la lecture des œuvres de Schopenhauer en 1854, l’année même où il esquissa Tristan et Isolde. Le noir pessimisme de cette philosophie exerça sur lui une profonde influence. \Vagner reconnaissait qu’il comprenait mieux son propre Wotan à la lumière des idées de Schopenhauer. Néanmoins, c’est Tristan et Isolde qui incarne le mieux les idées de Schopenhauer et ce pour des raisons bien compréhensibles : concordance chronologique tout d’abord, ainsi que la découverte de Schopenhauer durant la relation amoureuse impossible avec Mathilde Wesendonck.

La philosophie de Schopenhauer s’apparente étroitement à la division que firent Platon et Kant entre le monde tel qu’il nous apparaît (phénomènes) et le monde tel qu’il est réellement (idées ou la chose en soi). Dans son ouvrage le plus important : « Le Monde comme volonté et comme représentation », Schopenhauer va plus loin et décrit « la chose en soi » comme l’essence de la vie, ce qui se trouve au-delà de chaque phénomène : c’est la « volonté » comprise en tant que volonté de vie. La volonté est la force primordiale de l’être. Elle est hors du temps, de l’espace et de la raison. C’est une quête, une tentative, un effort, un désir infini. Selon le « principium individuationis », la volonté a été distillée dans chaque être vivant, gardant en chacun d’eux sa formidable intensité. Cette pulsion aveugle, cette force naturelle instinctive, qui s’oppose à elle-même, est destinée à être toujours insatisfaite. La volonté est éternelle, elle ne meurt pas. Elle ne peut être ni contrôlée ni rationalisée ni domptée. La volonté est préalable à chaque phénomène et, par conséquent, prend le pas sur l’esprit et la raison. C’est la volonté (dont le pôle est localisé dans les organes sexuels par opposition au cerveau) qui dirige la pensée. Le cerveau, incapable d’avoir un effet sur cette irrésistible force instinctive, peut seulement tenter de la détourner vers des structures artificielles et rationalisées.

Kirsi Tiihonen (Isolde), Lilli Paasikivi (Brangäne), Wagner : Tristan et Isolde, production Kokkos / Ono, octobre 2006, (c) Johan Jacobs, TRM.

Tristan et Isolde n’illustre-t-il pas parfaitement la théorie de la volonté ? Où, sinon de par la volonté, prend naissance cette passion irrationnelle qui nie le devoir, la moralité et l’honneur ? Tout aurait dû opposer Tristan et Isolde : le meurtre de Morold, la guerre entre leurs patries respectives… Pourtant, ils tombent amoureux l’un de l’autre au premier regard, au moment même où Isolde se prépare à venger la mort de Morold. Il est intéressant de remarquer que Wagner modifie ici la légende du 13ème siècle selon laquelle l’amour de Tristan et Isolde est simplement le produit d’un philtre. Dans l’opéra, le philtre révèle simplement leurs sentiments refoulés et rationalise l’irrésistible attraction qu’ils ressentent l’un pour l’autre. Il est davantage un intelligent subterfuge dramatique et un catalyseur de l’action que la cause réelle de leur amour. La volonté les a inexorablement menés l’un vers l’autre bien auparavant, les impliquant à jamais dans un ardent désir et une éternelle souffrance.

Tristan (acte 3, scène 1)

Dies furchtbare Sehnen                               Ce désir effroyable
das mich sehrt                                                  qui me ronge
dies schmachtende Brennen                     Cette ardeur languissante
das mich zehrt                                                  Qui me consume.

lm sterben mich zu sehnen                         Encore en mourant je désire,
Vor Sehnsllcht nicht zu sterben                 Le Désir n’apporte pas la Mort
Die nich erstirbt                                               li ne meurt jamais

L’art de Wagner d’introduire cet incessant désir dans sa musique atteint le plus haut degré d’élévation. Il abolit la tonalité, suspend les mélodies, crée des thèmes ascendants (le plus fameux d’entre eux étant le « leitmotiv » du Désir) toujours en devenir, cherchant une résolution, une tonique. Mais, comme pour le processus de volonté, l’apaisement tant espéré reste à jamais inaccessible.

Wagner également adopte les vues dualistes de Schopenhauer à propos du monde. Pour lui, il y a le monde des apparences ou représentations, qui n’est rien d’autre qu’illusion, souffrance ou satisfactions fugitives et occasionnelles, Mais, parallèlement, existe le Royaume de la volonté, la vérité originelle, immuable et tranquille, L’opposition entre les deux mondes, symbolisée par Wagner par les Royaumes du Jour et de la Nuit, représente un élément important de Tristan et Isolde. Ayant personnellement, à travers leur amour, pénétré les sphères du royaume de la nuit, Tristan et Isolde sont aliénés du monde diurne, à présent trop conscients des illusions de ce dernier.

Tristan (acte 2, scène 2)

Dem tückischen Tage              Haine et protestation
Dem hartesten Feinde              Au jour perfide
Hass und Klage –                     Au plus implacable ennemi !

 

Isolde (acte 2, scène 2)

o eitler Tagesknecht                   Esclave vaniteuse du jour!
Getauscht von ihm                        Leurrée par lui
der dich getauscht                        Qui t’avait leurré
Wie musst’ich liebend                 Que n’ai-je dû, dans mon amour,
um dich leiden                                Souffrir pour toi!

Les actes l et III ont lieu pendant le jour, alors que l’important duo d’amour de l’acte Il se passe tout entier dans l’ombre de la nuit. Dans les deux cas, lorsque Isolde attend Tristan (acte Il) et lorsque Tristan espère impatiemment l’arrivée de Isolde (acte Ill), une importance particulière est accordée à l’extinction des torches et à l’attente de la nuit. En effet, après avoir fait l’expérience de cet autre monde, celui de l’épanouissement de leur volonté, de l’amour nocturne et de la vérité absolue, leur unique désir est d’y retourner à jamais.

Tristan (acte.3, scène 1..)

Ich war,                                       J’étais

wo ich von je gewesen               Où j’ai été depuis toujours:

wohin auf je ich geh :                   Où je me rends pour toujours:

im weiten  Reich                           Au royaume illimité
der Weltennacht.                           De la nuit des mondes…
Nur ein Wissen                               Une seule connaissance dort
uns eigen :                                        Nous demeure là :
g6ttlich ew’ges                                L’oubli immémorial,
Urvergessen !-                                 Divin éternel l….

Ce monde de l’au-delà duquel tout provient et vers lequel tout doit retourner est, d’après Schopenhauer comme d’après Wagner, la terre promise où conduit le salut ; Schopenhauer l’appelle Etat de Nirvana ou volonté, \Vagner, le Royaume de la Nuit. Mais, indubitablement, ils parlent tous deux de la même réalité.

Mark Lundberg (Tristan), Tristan et Isolde, production Kokkos / Ono, octobre 2006, (c) Johan Jacobs, TRM.

Mais comment atteindre l’état de Nirvana ? Est-ce notre lot commun après la mort ? Certainement pas. La mort est seulement la frontière entre ce monde-ci et l’Eden et celui-ci ne peut être atteint qu’à la fin d’un long processus de rédemption. Cependant, sur la nature même de la rédemption, sur la façon de nous comporter pour atteindre ce retour à la nuit, Wagner et Schopenhauer ont des points de vue divergents : Pour Schopenhauer, la rédemption peut seulement être trouvée dans le renoncement à se propres désirs. On doit renoncer à la propagation de l’espèce par l’abstinence sexuelle, renier sa propre volonté, la sublimant en compassion (Mitleid) pour l’humanité entière. Cet ascétisme moral ne peut plaire à Wagner. Dans ses premiers opéras, il exalte clairement la femme et croit fermement au sacrifice au nom d’un amour passionné. En bref, la conception de Schopenhauer du salut est tournée directement vers l’humanité et réside dans la renonciation au plaisir et au sexe, alors que l’idée de \Vagner de la rédemption, réside dans l’individu lui-même et passe par la consommation de l’acte physique d’amour. A cet égard, l’issue de la mort est refusée à Tristan et Isolde tant qu’ils la considèrent comme le seul moyen de sauvegarder leur honneur et leur respectabilité, fuir la volonté et mettre un terme à leurs souffrances. La mort est confusément entremêlée à l’amour depuis le début, mais épargne les amants dans chaque situation : la vengeance d’Isolde pour la mort de Morold ; le philtre de mort; la dernière blessure de Tristan. Ceci ne peut être une coïncidence : la volonté de vie est plus forte que le désir de mort et ne peut être réduite au silence par un simple suicide ni par une mort accidentelle. C’est seulement lorsque Tristan et Isolde considèrent la mort comme une « Liebestod », l’ultime couronnement de leur amour, l’accès à une autre réalité, l’unité sublime, qu’ils seront affranchis .de la volonté de vivre et obtiendront leur rédemption.

Une telle interprétation rejoint les principes du Bouddhisme présents dans la philosophie de Schopenhauer. Pour ce dernier, l’individu qui meurt volontairement, heureux, ayant renié la volonté, entre dans une autre forme d’existence.

« Ce qui vient après sa vie terrestre n’est rien à nos yeux, »
 » parce que notre existence par référence à celle-là n’est rien.  »
 » La foi Bouddhiste appelle cette existence Nirvana, c’est-à-dire »
 » extinction »
(Le Monde comme volonté et comme représentation. vol 2, P SOS).

Wagner a-t-il laissé volontairement un doute quant à la mort d’Isolde à la fin de cet opéra ? Le mot ‘Transfiguration » d’Isolde n’est-il pas plus approprié ? De même, si nous acceptons d’interpréter Tristan el Isolde à la lumière de la théorie de la réincarnation, nous pouvons avancer que les amants traversent trois différents niveaux d’existence. En effet, trois « mondes » peuvent se distinguer où ils se rencontrent et s’aiment avec un mysticisme toujours grandissant : l’Irlande où se fit leur première rencontre, les Cornouailles où ils s’abandonnèrent à leur passion sans bornes et le Royaume de la Nuit qu’ils espèrent atteindre à travers un sacrifice d’amour, à travers l’unité de la mort. De plus, un voyage en bateau est impliqué à chaque fois qu’ils passent d’un monde (une vie ?) à un autre et un événement bien défini amène cette transformation : le philtre d’amour dans le premier cas, la mort dans le second. Si nous acceptons cette théorie, l’opéra pourrait alors représenter la vie ultime de Tristan et d’Isolde avant le Nirvana, nous laissant entendre qu’ils se sont rencontrés dans une existence précédente, d’où cette irrésistible attraction l’un pour l’autre.

Ayant analysé à quel point les idées de Schopenhauer peuvent se retrouver dans Tristan et Isolde, je souhaiterais conclure en disant que les principaux concepts du philosophe sont sous-jacents dans l’opéra: la division du monde en tant que volonté et représentation, l’irrésistible force de la volonté et la possibilité de rédemption. Sur ce dernier point cependant, Wagner suit ses propres convictions et, à l’humanisme pessimiste de Schopenhauer il oppose la glorification de l’amour.

Geneviève Debry.
Cet article est paru dans la Revue du Cercle belge Ricahrd Wagner en septembre 1997

 

Jeune soprano belge, Geneviève Debry s’est tournée vers le chant après avoir obtenu un Premier Prix de piano au Conservatoire de Musique de Mons. Elle poursuit actuellement ses études au Trinity College of Music de Londres, sous la direction de Madame Hazel Wood.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Plato. Platonism, Kant, Schopenhauer, « A diclionary of philosophy » Pan books, 268-277, 189-193,319
Thomas Mann, Schopenhauer Christopher Janaway, Schopenhauer, Oxford University Press, 1994.