© Enrico Nawrath - Festival de Bayreuth

Tout à été dit sur Tristan und Isolde, l’œuvre la plus idolâtrée et la plus commentée de toute la littérature wagnérienne. À l’observer de près, on est immédiatement tenté de mettre en évidence son statisme générant le sentiment d’un « autre temps », sa stature orchestrale inouïe et surtout son harmonie si particulière dont on a trop souvent tiré de trop hâtives conclusions. Combien d’auteurs ont évoqué la rupture harmonique, la suspension tonale et la première incarnation d’un total chromatique annonçant l’ère de l’atonalité que représente à leurs yeux le fameux « Accord de Tristan » ? Des colloques entiers et une abondante littérature y ont été consacrés. Il semble, c’est du moins l’avis de bon nombre de musicologues actuels, que ce qui fut considéré comme un séisme dans l’Histoire du langage musical est le génial résultat de la philosophie globale de l’œuvre et non pas la volonté de Wagner de créer une nouvelle harmonie échappant aux règles de la musique tonale. Si la transgression harmonique semble évidente, elle reste explicable par une rhétorique musicale au service de l’émotion.

 

Ce fut Jacques Chailley qui, au début de son Traité historique d’analyse harmonique, insista fortement sur le regard qu’il faut porter à ce singulier moment qui ouvre le drame : «  […] Soit le premier accord de Tristan et Isolde de R. Wagner :

Début de Tristan und Isolde, en surligné, le fameux accord de Tristan (source Wikipédia)

Y voir un accord autonome plus ou moins atonal serait impardonnable, car, même si plusieurs interprétations demeurent possibles, il s’agit, dans tous les cas d’un accord comprenant des notes étrangères de caractère expressif dont chacune se résout normalement dans l’accord final, simple 7ème de dominante du ton de la mineur ; cet accord n’a dérouté tant de commentateurs que par suite de l’insuffisance des méthodes classiques d’analyse […] »[i]

Mais nous savons que rien chez Wagner n’est là par hasard, a fortiori dans le début d’un ouvrage aussi important pour lui que Tristan et Isolde. S’il est donc peu utile de gloser sur la nomenclature de l’harmonie générée par l’Accord de tristan, il est par contre très intéressant d’observer comment il nait. Point de fusion entre deux motifs, l’un dans le medium grave, l’autre dans l’aigu, il est cette jonction sublime de deux leitmotive essentiels de l’œuvre entière.

Le premier, rompant subtilement le silence initial, procède d’un geste ascendant, sorte d’élan retombant chromatiquement en une catabase qui se poursuit au-delà de la jonction et reste en suspension sur le ré bécarre (souligné en rouge). Les spécialistes lui attribuent plusieurs sens, tous liés à l’aveu de l’amour, à l’amour, à la plainte. Et de fait, tous ces éléments se retrouvent en son sein. Depuis toujours, la rhétorique musicale a attribué aux gestes ascendants un élan qui, dans le cas présent (une sixte mineure) prend des allures passionnées qui peut évoquer l’aveu de l’amour. Mais il retombe tristement par demi-tons, douloureusement, lui conférant ainsi ce statut de plainte qui, comme c’est le cas de ces séquences chromatiques au cours de l’Histoire, ne peut qu’aboutir à la mort et à la solitude, ce que laissent présager les silences qui suivent. Tous ces éléments sont liés au personnage de Tristan et le motif est généralement considéré comme son thème principal.

De l’autre côté de la jonction, se trouve un autre motif d’apparence contraire. C’est une montée chromatique (soulignée en vert) qui semble vouloir s’échapper. Il est admis qu’elle constitue le leitmotiv du désir. Et nous n’avons aucune peine à l’imaginer. En effet, le geste ascendant et chromatique possède une rhétorique inverse à celle de la catabase. Le geste devient ici symbole de sensualité et de désir d’amour. Il est attribué à Isolde.

Si nos deux motifs sont bouleversants l’un et l’autre, comment ne pas ressentir leur jonction comme l’essence même de l’œuvre dans sa globalité. La superposition de notes qui en résulte est sublime pour diverses raisons : d’abord elle crée un accord profondément instable. Celui-ci caractérise ainsi les amours impossibles des protagonistes. Ensuite, il est intemporel car il ne se résout pas dans le temps. En d’autres termes, il ne suscite aucune attente de notre part. Au contraire, il aboutit à un nouvel accord également instable qui, lui, débouche enfin sur le silence. Il déploie donc la vision d’un temps suspendu, presque bouddhiste, qui porte nos deux héros au-delà de l’anecdote dans un autre univers, porte toute schopenhauerienne vers l’essence éternelle du monde. Enfin, et ce n’est sa moindre qualité, il joint Tristan et Isolde d’une manière indissociable. Brigitte François-Sappey[ii] trouve l’expression juste en proposant que l’Accord de Tristan incarne musicalement la conjonction de coordination « und » de Tristan und Isolde qui rend les amants indissociables. Car si Wagner a décidé de nommer son œuvre par la conjonction de ses deux protagonistes, c’est du reste la seule fois qu’il le fera, c’est qu’à ses yeux, ils représentent l’ultime fusion qu’une division anéantirait à coup sûr.

L’orchestration de cet instant initial comporte elle aussi une bonne part de symbolique. Le motif de Tristan est joué par les violoncelles dans leur registre haut médium. Mais il lui manque sa dernière note, le ré bécarre évoqué plus haut. En fait, elle se trouve au cor anglais (cet instrument est transpositeur : quand il joue la note que nous lisons, nous entendons ré). Celui-ci venait de rejoindre le violoncelle sur sa dernière note et il en prolonge bien le motif. Or, le cor anglais va jouer un rôle essentiel au début du troisième acte. La très longue mélopée de l’instrument jouée par le chalumeau du berger intervient, juste après le douloureux prélude, comme pour suspendre toute action. Tristan, dans son château, face à l’immensité de la mer, agonise et attend Isolde. Annihilation de tout mouvement, ce cor anglais personnifie l’attente infinie teintée du souvenir. Désormais, Tristan attend la mort. Bouleversante, cette mélodie infinie trouve donc son premier germe dans l’Accord.

Et puis il est également singulier que ce soit le hautbois qui s’empare du motif initial d’Isolde. Il est, au sein de la même famille instrumentale, les anches doubles, la voix la plus claire, la plus bucolique aussi, celle qui génère la lumière et la paix. Il indique déjà l’ultime résolution de l’œuvre, rédemption par l’amour dans la mort. Le fameux Liebestod, quatre heures plus tard, s’achève en effet dans l’extase sublime d’Isolde. Et in extremis, dans la paix enfin atteinte, le hautbois reprend son motif initial et lui offre enfin, ainsi qu’à l’œuvre toute entière sa seule, ultime et sublime résolution. Quelle émotion nous submerge alors !

Il aura fallu entendre l’errance du chromatisme, de la mélodie infinie à son plus haut degré de perfection et pas moins d’un demi millier de fois l’Accord de Tristan und Isolde, ne le nommons plus Accord de Tristan, désormais, pour que cette entité harmonique, symbole de l’œuvre dans sa globalité, trouve enfin sa résolution, la paix éternelle. Ici, pas de deus ex machina pour abolir les tensions, seulement l’amour sublimé dans une éternelle union !

 

Texte paru dans
Onkelinx, Jean-Marc, Instants choisis In Wagner dans tous ses états : numéro spécial à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner. Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, 2013, n°46, p. 56-57.

[i] Jacques Chailley, Traité historique d’analyse harmonique, Paris, A. Leduc, 1977, p.1.

[ii] Brigitte François-Sappey, La Musique dans l’Allemagne romantique, Paris, Fayard, 2009, p.876.