Cette nouvelle production du Ring, proposée sur plusieurs saisons par l’English National Opera, a un intérêt double. Voir une seconde production du Ring par Richard Jones après une première version en 1995 au Royal Opera House, Covent Garden et surtout, voir en avant-première le futur Ring du Metropolitan Opera de New York, co-producteur de cette réalisation. Mais cette représentation donnait l’impression d’être encore un ‘work in progress’.
Tout d’abord l’idée de commencer le cycle par la Walkyrie. Certes, cet opéra est le plus à même d’attirer la foule avec ses tubes (chevauchée en tête) que l’Or du Rhin. Mais c’est dans le prologue que se dessinent les enjeux dramatiques et privé de ces informations, on en est réduit à supputer les intentions du metteur en scène.
Un Ring façon COP 26 ?
Les décors de Stewart Laing nous transportent dans le Grand Nord, dans un monde contemporain, sans doute après une apocalypse climatique (des cendres noires tombent du ciel à plusieurs reprises), où l’humanité coexiste avec de sinistres créatures anthropomorphes, parmi lesquelles les corbeaux de Wotan. Hunding et Wotan, habillés comme des travailleurs forestiers contemporains, vivent chacun dans des cabanes en rondins, plus grande chez le dieu, question de standing. Après le Ring et le pétrole de Castorf aurons-nous droit à un Ring dans le commerce du bois ? Un indice, la chemise de Wotan est bien celle d’un bûcheron. Autre fait notable, si dans la grande scène d’explication de Wotan à Brunehilde, le texte original parle de ‘Das End’, dans la nouvelle traduction anglaise chantée utilisée par l’ENO, on parle d’extinction…
Le premier acte nous met dans la petite cabane de Hunding (joué et chanté avec une noirceur effrayante par Brindley Sherratt), grosse brute épaisse qui bat sa Sieglinde (la chaleureuse voix d’Emma Bell) à la moindre occasion. On comprend qu’elle n’a qu’une envie, de s’enfuir avec Sigmund (le très lyrique Nicky Spence). Et c’est bien cette image de fuite qui domine. Ce n’est pas la sensualité de deux amants follement épris l’un de l’autre, mais la volonté d’abandonner au plus vite ce foyer d’homme violent qui fait subir toutes les horreurs à sa compagne.
Un Wotan rabougri
Le deuxième acte s’ouvre sur Brunehilde, une jeune adolescente androgyne rebelle en Nike, short et T-Shirt aux motifs médiévaux (façon tapisserie de Bayeux, si l’on ose cette comparaison en pleine brouille franco-britannique) qui attend papa en jouant aux fléchettes. Dès l’arrivée de Wotan, elle se met à califourchon sur le dos de celui-ci. Les désirs d’inceste ne sont jamais loin dans le Ring. Ce Wotan, portant lunettes et d’allure traînante, est un dirigeant émotionnellement rabougri doté d’un ego fragile et humilié par son épouse dominatrice, superbe Susan Bickley dans un costume majestueux à pantalon blanc des plus urbains, face au habits plus campagnard de son mari. Plus tard, le récit de Wotan sera accompagné par des projections obsédantes d’Alberich. La seconde scène se déroule dans un paysage de troncs morts. Et ce sera Wotan lui-même qui présentera Siegmund à la lance meurtrière de Hunding.
Le troisième acte laisse un espace vide délimité par des rideaux gris : un manque de budget ou une équipe à court d’idées? Quelques figurants coiffés d’une sorte de tête de cheval offrent une chevauchée divertissante. Wotan tout empli de sa rage contre la désobéissance de sa fille chérie, qui pourtant réalisait ses souhaits les plus profonds – protéger son fils Siegmund au combat – est terrible à regarder : perdant toute noblesse et grandeur, Wotan va jusqu’à agresser sa fille physiquement. La scène finale est victime d’une décision du Westminster Council qui a refusé à la dernière minute d’autoriser l’ENO à allumer un cercle de feu sur scène. Et par malheur, la présence régulière du feu est un thème récurent de la mise en scène. Alors, Wotan passe la moitié de la «Musique du feu magique» à envelopper sa fille dans une veste rouge et à l’attacher méthodiquement à une série de mousquetons pour sécuriser son envol final à mi-hauteur de la scène. On suppose que la présence du feu aurait caché tout cela. En tout cas, après quatre heures de drame musical déchirant, voir le moment de la catharsis se transformer en scène de bricolage est désolant. Mais comme disait un de mes voisins, cela permettait de se concentrer sur la musique sans devoir décrypter ce qui se passe sur scène.
L’affaire Negus
Cette absence de feu n’a pas été la seule mésaventure de cette production. Lors de la première, Nicky Spence a chanté malgré un rhume, tandis que Susan Bickley a dû être doublée vocalement par Claire Barnett-Jones. Autre agitation de coulisse, Anthony Negus, qui a travaillé longuement avec la distribution pour leur donner une fabuleuse diction, a été privé de la seule représentation qu’il devait diriger. Sous la pression de cercles wagnériens locaux qui reconnaissaient en Negus un des meilleurs chefs wagnériens au monde, la direction de l’ENO lui a finalement rendu son spectacle du 7 décembre.
Pour conclure, je reprendrais un titre de la presse londonienne : 40 % de sublime, 60 % d’horrible. La mise en scène est un travail de longue haleine qui ne peut pas régler tous les problèmes du premier coup. Bayreuth connait cette situation à chaque nouvelle production du Ring. Au crédit du metteur en scène, je mettrai sa volonté de présenter un spectacle extrêmement lisible, où les rapports entre les personnages sont clairement expliqués. Du côté du sublime, je mets le couple père-fille de Matthew Rose (Wotan) et Rachel Nicholls (Brunehilde) porté par une mise en scène de Jones bien inspiré pour créer des relations humaines plausibles. Nicholls n’a pas une voix énorme qui vous cloue sur votre fauteuil, mais elle chante avec lyrisme et intelligence, négociant subtilement son implication progressive, morale et émotionnelle, avec le drame. Rose, qui fait ici une prise de rôle, associe une présence puissante (l’acte 2 surtout) à une voix pleine qui alternait les moments de granit noir et la fureur d’une lave en fusion.
Boulez disait que quand on dirige le Ring, il faut toujours savoir d’où on vient et où on va. Cela ne semble guère l’optique du chef Martyn Brabbins, qui semble plus intéressé par l’instant que par la construction d’un récit épique. Le premier acte en a lourdement souffert, mais l’orchestre, puissant et intense dans l’acte II, a commencé à s’animer dès l’instant où le drame s’est noué.
Ne fermons pas définitivement la porte à ce travail, ce qui est réussi est du plus grand intérêt et le reste a tout le temps d’être revu et amélioré. Et la découverte d’une nouvelle génération de chanteurs wagnériens est prometteuse.