La découverte de la musique de Richard Wagner a été un choc esthétique et émotionnel considérable pour Anton Bruckner alors au seuil de la quarantaine. Elle a agi comme un aiguillon et lui a permis de s’inscrire fièrement dans une conception moderniste et progressiste de l’écriture musicale.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que Bruckner ne serait pas devenu un symphoniste aussi original s’il n’avait pas été confronté à la musique de Wagner. L’acceptation par ce dernier, en 1873, de voir figurer son nom sur la partition de la Symphonie n° 3 en ré mineur a constitué pour le natif d’Ansfelden un encouragement énorme, un signe de reconnaissance décisif qui lui a valu d’acquérir une plus grande notoriété. Outre une immense fi erté, Bruckner s’est senti protégé et soutenu par le compositeur le plus en vue de son temps.
Mais cette dédicace, ainsi que la vénération personnelle de l’Autrichien pour le maître de Bayreuth, ont également eu un impact négatif sur la façon dont fut perçue sa musique. Même un esprit aussi avisé que Johannes Brahms lui reprochera d’avoir importé le style wagnérien dans la symphonie.
Cela lui a valu en outre d’être estampillé (et étrillé) par la critique conservatrice viennoise comme un pâle imitateur, un épigone 59 . La misérable première de la Troisième Symphonie, à Vienne, en 1877, moins de dix ans après son installation dans la capitale du Danube, lui infl igea une cruelle humiliation.
Les élèves et disciples de Bruckner n’ont fait, par excès de zèle, que contribuer à cette réputation : Croyant bien faire, ils se sont permis de raccourcir, modifi er, alléger les symphonies, mais aussi d’aménager des transitions pour les faire sonner de façon plus « wagnérienne ». L’idée se répandit selon laquelle ses symphonies étaient conçues comme l’équivalent sans paroles des drames musicaux wagnériens.
On trouve certes ici ou là des procédés harmoniques ou mélodiques proches, des similitudes dans l’instrumentation (effet puissant et tranchant de l’entrée des cuivres, utilisation majestueuse des tubas wagnériens dans ses trois dernières symphonies), des procédés d’écriture communs (gradations successives menant à un point culminant, expression profondément sentimentale des cordes dans les passages lents, construction
de longs paragraphes harmoniques) mais Bruckner n’en traça pas moins son propre chemin.
La conception d’un temps étendu, dilaté, rapproche les deux univers mais le temps brucknérien refl ète une immensité intime qui a peu à voir avec le temps wagnérien onirique et mythologique. La pensée symphonique de Bruckner, majestueuse et lente à se déployer, s’éloigne de la sensualité énergique et des passions nerveuses des grands drames wagnériens.
D’autant que l’orchestre de Bruckner ne sonne pas comme celui de Wagner. L’orchestration du premier, éprise de timbres purs, privilégie l’opposition antiphonique de groupes homogènes d’instruments (réfl exe d’organiste) alors que Wagner procède par doublures et par mixtures.
L’instrumentation chez Wagner est basée sur l’obtention de sonorités mêlées, fondues, fi nement nuancées, découlant d’une pluralité de combinaisons à l’intérieur même d’un groupe d’instruments mais surtout de l’interaction des différents groupes d’instruments entre eux, le tout s’opérant dans une sorte de continuum sonore, avec un art achevé de la transition.
Bruckner s’oriente lui vers la confrontation entre des grands blocs sonores fortement contrastés, une écriture en strates successives et une utilisation plus chantante des vents et des cordes.
La musicologue viennoise Ingrid Fuchs souligne qu’au contraire de Wagner qui recherchait un équilibre entre les bois et les cuivres, on trouve chez Bruckner une domination des cuivres, un effacement des bois. Ces derniers sont rarement utilisés pour eux-mêmes mais plutôt en complément d’autres groupes instrumentaux, les fl ûtes en suspension sur un tremolo de cordes par exemple.
C’est ce qui fait dire à l’Anglais Derek Watson que « Wagner ne fut clairement pas le modèle de Bruckner ni pour l’orchestration ni pour l’harmonie ». Il remarque également l’absence du cor anglais et de la clarinette basse dans l’orchestre de Bruckner. Alors que l’orchestration wagnérienne, ajoute-t-il, est doucement résonnante et riche en effets de couleurs instrumentales, celle de Bruckner s’avère plus sobre, plus austère, même lorsqu’il emploie l’ensemble des cuivres.
Il a souvent été affi rmé que Bruckner ne saisissait pas la portée philosophique et spirituelle des opéras de Wagner et qu’il se contentait d’en goûter pleinement et exclusivement la musique, sans se préoccuper des livrets. D’une étude plus attentive il ressort qu’il s’intéressait à bon nombre de détails de l’action. Certaines de ses réflexions à propos de Lohengrin ou de Parsifal montrent un bon niveau de compréhension.
Ce qui le fascinait dans le drame wagnérien, c’est l’héroïsme, le sublime et le sentiment d’élévation. A la question posée par Karl Waldeck sur ses trois oeuvres préférées de tout le répertoire, il répondit : « Le Requiem de Mozart, l’Eroica de Beethoven et la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung ».
De tous les drames musicaux de Wagner, Siegfried était son préféré. Comme le rapporte August Stradal, il pleurait dans la scène où Siegfried évoque le souvenir de sa mère. Pour Constantin Floros, il ne fait aucun doute : « Certains de ses commentaires sur la fonction du contrepoint, l’usage des dissonances et autres sujets montrent clairement qu’il était assez familier des préceptes de la théorie musicale du wagnérisme. »
Si les deux compositeurs partageaient ce qu’Anton Seidl appelait « l’esthétique du sublime », leur univers sonore ne s’en distingue pas moins nettement : celui de Wagner brille par sa sensualité et sa somptuosité alors que chez Bruckner règnent la solennité et la grandeur.