Présentation de la Bande Dessinée par Philippe Givron

 

Une fois n’est pas coutume, une bande dessinée en rapport avec la famille Wagner est parue en mai 2023 chez Grand Angle.

« L’héritage Wagner« , scénario de Stephen Desbergen et dessins d’Emilio Van Der Zuiden, s’attache aux destins d’Anja Silja et de Wieland Wagner, petit-fils de Richard, écartelé entre sa jeunesse imprégnée d’ambiance nazie et son destin de directeur du nouveau festival de Bayreuth d’après-guerre.

En voici la description éditoriale : » L’histoire d’amour passionnée et interdite qui redonna vie à l’oeuvre de Richard Wagner. Chanteuse d’opéra, Anja renverse les convenances puritaines du monde musical allemand de l’après-guerre. Wieland, héritier du passé sulfureux de la famille Wagner, ancien protégé du Fuhrer lui-même, rêve de rompre avec les traditions d’une époque qui a laissé son pays en ruines. Bientôt unis par un amour violent, Anja et Wieland se retrouvent opposés aux gardiens du temple de Bayreuth, une élite conservatrice qui cache à peine sa nostalgie du Troisième Reich. Grâce à la force d’Anja, Wieland veut redonner vie et espoir à la musique de son grand-père, Richard Wagner, mais pour cela il lui faudra d’abord se confronter aux démons de son propre passé, à des secrets qu’il a toujours refoulés. »

 

Quelques commentaires pour aller plus loin

 

La BD évoque indirectement la collaboration de Wieland Wagner pour « l’Institut de recherche physique » de Bayreuth, dirigé par son beau-frère Bodo Lafferenz,  époux de sa soeur Vera Wagner, et Obersturmbannführer SS (lieutenant-colonel). Cet institut dépendait du camp de concentration de Flossenbürg, dont des milliers de prisonniers périrent dans les « marches de la mort » infligées par les SS lors de l’avancée des troupes alliées.
La BD commence en effet par la description de la fuite de prisonniers de cet institut et du camp de concentration de Flossenbürg.

Je ne sais si l’épisode est attesté, mais une rencontre ultérieure de Wieland avec une rescapée du camp n’est pas complètement exclue.

D’autre part, des critiques de revue d’opéra pointent quelques erreurs historiques concernant les circonstances de la rencontre Wieland-Anja Silja et des rôles interprétés par Anja.

https://www.forumopera.com/cd-dvd-livre/lheritage-wagner/

https://www.resmusica.com/2023/08/17/le-lourd-heritage-wagner-en-bd-bamboo-editions-grand-angle/

 

Pour se faire une bonne idée du contexte historique, les lectures suivantes sont intéressantes. Elles permettent de mieux comprendre quels ont pu être les tourments et tensions de Wieland Wagner au sortir de la deuxième guerre mondiale, où il fut de fait autre chose qu’un simple figurant parmi d’autres.

 

1) l’article Wikipedia sur le camp de Flossenbürg
https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_concentration_de_Flossenb%C3%BCrg

Nb la version en allemand est beaucoup plus complète

 

2) une brève description de l’activité de l’institut de recherche physique » ou Kommando de Bayreuth

https://asso-flossenburg.com/wp-content/uploads/2020/02/3-Historique-du-Kommando-de-Bayreuth.pdf

 

3) la critique éclairante du livre « Hier gilt’s der Kunst » ( Ici, il s’agit d’Art ) d’Anno Mungs , parue en allemand dans la revue « OperaL ounge »
https://operalounge.de/buch/biografien/aus-bayreuth-nichts-neues. Références : Westend Verlag, 150 p. ; ISBN 978-3-86489-329). Dieter David Scholz

En voici une traduction.

Dans sa monographie Winifred de 2002, Brigitte Hamann n’a pas seulement écrit un livre sur l’étreinte mutuelle de deux inégaux qui avaient besoin l’un de l’autre. Winifred Wagner (épouse et héritière du fils de Wagner, Siegfried) a sauvé le Festival de Bayreuth de la faillite en convainquant Hitler de devenir protecteur généreux et sponsor financièrement solide.

Le livre traitait avant tout du fils de Siegfried, Wieland Wagner, le plus clairvoyant et innovateur du Bayreuth d’après-guerre, qui se présentait comme un homme propre, mais qui, comme on ne peut plus l’ignorer après la lecture de ce livre, avait un passé nazi non négligeable.

Ce n’est pas sans raison que le directeur de Bayreuth, Heinz Tietjen, l’a qualifié de « pire des serviteurs d’Hitler ». Dans une interview que j’ai menée avec elle, Brigitte Hamann l’a qualifié de « chef nazi de Bayreuth ». Wieland, le « génie » de Neu Bayreuth pendant la période Adenauer, était en fait le protégé d’Hitler, travaillait dans le sous-camp de Bayreuth (l’institut de recherche physique) et entretenait des liens personnels très étroits avec Hitler jusqu’en 1945. Après 1945, il se retira dans la zone occupée par les Français au bord du lac de Constance pour échapper au processus de dénazification auquel sa mère fit face sans crainte et résolument.

Brigitte Hamann a brisé un tabou. En fin de compte, ce sont les petits-fils de Winifred qui ont voulu empêché la production de son livre, contrairement au directeur du festival Wolfgang Wagner (père de Katharina Wagner, l’actuelle directrice du festival), qui a encouragé ouvertement et énergiquement les recherches méticuleuses de Brigitte Hamann dans les archives de Richard Wagner. à Bayreuth. Il a non seulement mis à sa disposition de nombreux documents, mais a également donné accès, par exemple, aux instructifs journaux de l’ancienne archiviste nationale-socialiste Gertrud Strobel, qui avaient été bloqués par la ville de Bayreuth. La correspondance entre Winifred et Wieland, ainsi que la succession de Wieland, sont encore aujourd’hui conservées sous clé par les petits-enfants de Winifred. « Ce sont les petits-enfants qui empêchent l’histoire brune de Bayreuth de se résoudre, pas Wolfgang Wagner (Brigitte Hamann). »

 

Dans son livre (qui a fait sensation) sur Winifred Wagner, la mère de Wieland et Wolfgang, Brigitte Hamann a été la première à souligner courageusement l’implication nazie de Wieland, le fils parrainé par Hitler et choisi pour être le futur directeur de Bayreuth. Elle a démenti l’opinion commune selon laquelle il avait les mains tout à fait propres . Selon le livre de Brigitte Hamann, la glorification de Wieland, considéré comme réservé, ne pouvait plus être maintenue selon la maxime de sa fille Daphné Wagner : « Grand-mère était nazie, père jamais ». Après avoir lu son livre, il était clair qu’il fallait réécrire l’histoire de Neubayreuth.

Albrecht Bald et Jörg Skriebeleit, ont écrit en 2003 le livre « Le sous-camp de Bayreuth du camp de concentration de Flossenbürg. Wieland Wagner et Bodo Lafferenz à l' »Institut de Recherche Physique » ». Ils ont sorti Wieland de la zone grise de sa biographie, en tant que nazi et chef (administratif) du camp de Bayreuth, satellite dépendant du camp de concentration de Flossenbürg.
Wieland Wagner, sans aucun doute, fut un brillant réalisateur, créateur d’une vision révolutionnaire, également appelée « Wielandsche Kochplatte ». Elle était caractérisée par sa direction de l’éclairage, son abstraction scénique et son bannissement de toute décoration, et sa lecture totalement non-nationaliste, archaïque et mythique des drames musicaux  de Wagner, contribuant à l’histoire du théâtre. Bayreuth d’après-guerre, avec les mises en scène audacieuses et strictes de Wieland et l’ensemble de chanteurs exemplaires, sans égal à ce jour, est devenu le modèle tant vanté du nouveau théâtre wagnérien moderne et impartial.

Non pas que Wieland ait occupé des postes de responsabilité importants au sein de l’appareil de pouvoir nazi. Mais en tant que membre du parti, il a bien sûr utilisé avec gratitude et sans le moindre doute moral une institution nazie plus que douteuse. Notamment pour ne pas être enrôlé dans l’armée en fin de guerre et ne pas être mis en danger, alors qu’ Hitler l’avait déjà personnellement exempté de service dans l’armée, en tant qu’héritier prédestiné pour Bayreuth.

Comme Brigitte Hamann l’avait déjà souligné, de septembre 1944 à avril 1945, il fut directeur civil adjoint du camp de Bayreuth, satellite du camp de concentration franconien de Flossenbürg, où moururent des milliers de détenus.

Comparé à l’horreur de ce camp de concentration, le camp satellite de Bayreuth était un « hôtel agréable » dans lequel personne ne mourait, comme le rapportent les prisonniers survivants dans la documentation de Bald et Skriebeleit. Mais c’était néanmoins une institution dans laquelle des expériences physiques étaient menées pour développer  l’arme miracle V2 (NDLR : entre autres pour améliorer le système de guidage) . Des expériences auxquelles 85 détenus ont dû participer.

Le beau-frère de Wieland Wagner, Bodo Lafferentz, marié depuis 1943 à la sœur de Wieland, Verena Wagner, avait fait campagne en tant que multifonctionnel SS ( NDLR :et pour rappel membre de la direction Volkswagen), pour qu’un institut améliore les armes miracles. Il veilla à ce que Wieland agisse comme homme de liaison à Bayreuth et ne soit pas enrôlé dans la Wehrmacht ou la Volkssturm. Dans le camp lui-même – sur le site d’une filature de coton – Wieland a pu expérimenter des décors et des systèmes d’éclairage – et il pouvait compter sur l’aide des détenus. Wieland aurait fait campagne à plusieurs reprises pour le transfert des prisonniers vers des domaines d’activité civils. Il a agi comme intermédiaire auprès de Lafferentz. Avant que le camp ne soit dissous en avril 1945 et que les prisonniers ne commencent une marche de la mort vers le camp de concentration de Flossenbürg – la documentation contient des rapports choquants de survivants – Lafferentz et Wieland s’enfuirent avec de précieux manuscrits de Wagner à Nußdorf au bord du lac de Constance – vers la zone française.

En 1948, il y a eu une procédure judiciaire. En raison de son appartenance au NSDAP, à la Chambre des Beaux-Arts du Reich et à la Chambre du Théâtre du Reich, Wieland a été classé comme « adepte ou sympathisant = « Mitlaüfer » » dans un avis de peine. Il a payé une amende de 100 marks plus les frais de justice. Mais il avait détourné (ou déformé ?)  son emploi dans le camp satellite de Bayreuth. Une banalisation.

Il faut reconnaître aux auteurs Bald et Skriebeleit d’avoir travaillé et soigneusement documentés cela avec toute la clarté et la sobriété nécessaires. Après avoir lu cet ouvrage, le monde wagnérien doit se rendre à l’évidence : la pierre angulaire esthétique sur laquelle ont été construits « Neubayreuth » et la renaissance wagnérienne d’après-guerre, qui s’est distanciée de tout germanisme « brun », était peut-être posée dans un camp de concentration.

Le livre d’ Anno Mungen, régisseuse et musicologue,  va dans le même sens, en utilisant des faits et des photographies des années 1941-1945 pour dissiper les doutes qui subsisteraient sur le dicton que les frères Wagner utilisaient comme principe directeur de leur nouveau festival : » Ici, il s’agit d’Art ». Cela est une banalisation, voire un mensonge.

Mungen souligne qu’elle n’a utilisé que ce que disent les sources. Mais tant la liste de la littérature (qui était idéologiquement biaisée) que les sources sont extrêmement étroites. Les sources les plus importantes pour elle sont les journaux intimes inédits de Gertrud Strobel, les journaux et la succession de Wieland, qui se trouvent désormais aux  archives principales de l’État de Bavière.

À moitié récit romanesque des événements, à moitié documentation méticuleuse des quatre années décisives qui ont déterminé la carrière de Wieland, Mungen ne parvient pas à des conclusions différentes de celles de Brigitte Hamann et Jörg Skribeleit, et son livre ne va pas non plus au-delà de leurs recherches.

Comme sous une loupe, Mungen révèle avec précision tous les résidus, tout ce qui est hideux, inhumain, pourri, dans le nazisme de la famille Wagner, dont le ministre bavarois des Finances, Konrad Pöhner, jugeait dès 1968 : « Vous ne savez pas si dans la famille, c’est la stupidité ou la méchanceté qui est prépondérante ».

Mungen raconte d’innombrables événements peu recommandables de l’histoire de Bayreuth dans le style d’un journal chronologique, mais il n’y a rien de vraiment nouveau ou de vraiment éclairant à lire. Le mensonge de la famille Wagner et le mensonge de l’hagiographie de Wieland sont bien connus. Quiconque voudrait s’en repaître avec voyeurisme peut dévorer avec délectation le livre sinistre de Mungen. Mais cela semblera probablement désagréable, voire superflu, à certains, d’autant plus que – de manière hautement moralisatrice et en espérant que le lecteur sera consterné – la devise générale et discutable caractéristique d’une partie de la littérature de Wagner est devenue : « On ne peut regarder l’art du Troisième Reich qu’à travers le prisme d’Auschwitz » (dans « Les arts du Troisième Reich »de Peter Adam).

L’historien britannique Peter Gay s’opposait à cette vision dès 1986 : « Pour l’historien de l’Allemagne moderne, la recherche de causes néfastes, sinistres, voire mortelles, semble devenue plus problématique, plus risquée, et comme inévitable – elle devient pour lui une obsession.Il en arrive à voir tout le passé uniquement comme un prélude à Hitler, et chaque trait prétendument allemand comme un élément constitutif de ce terrible édifice qu’est le Troisième Reich ».

Dans son livre Wagner’s Hitler (l’Hitler de Wagner), publié avant 1997, Joachim Köhler croyait apparemment plus en Hitler qu’en Richard Wagner. Le titre Hitler’s Wagner (le Wagner d’Hitler) serait bien plus approprié à la chronologie historique de la relation entre Wagner et Hitler. Après tout, c’est un processus d’usurpation. Une personne née « avant » est assimilée à l’idéologie d’un post-né mégalomane. Cela n’a fonctionné que parce qu’Hitler et sa famille ont supprimé, voire ignoré, des aspects essentiels de Wagner. Dans ce contexte, on ne peut que rappeler ce que l’historien israélien, Jakob Katz, avait souligné dans son livre « Richard Wagner, Présage de l’antisémitisme» (1985) »,  face au flot de publications qui interprètent rétrospectivement Wagner du point de vue de l’Holocauste, du nationalisme allemand de l’ère Kaiser, de Chamberlain et d’Hitler :  » L’interprétation de Wagner basée sur l’attitude et les actions de descendants qui se sont identifiés à Wagner, est un processus illégal.». C’est un antidatage, une relecture de la continuation et de la modification des idées de Wagner par Chamberlain et Hitler, dans les propres déclarations de Wagner.

Voici les références du livre clef cité de Albrecht Bald/Jörg Skriebeleit (en allemand) « Das Außenlager Bayreuth des KZ Flossenbürg: Wieland Wagner und Bodo Lafferentz im « Institut für physikalische Forschung »

https://www.amazon.de/Das-Au%C3%9Fenlager-Bayreuth-Flossenb%C3%BCrg-physikalische/dp/3928683306